LE  CID
 
1637
 
 
 
 
 
 
DE
 
Pierre    CORNEILLE 
 
 
Pièce de théâtre en V actes créé à Paris
 

 

En vain contre le Cid un ministre se ligue

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue

L’Académie en corps a beau le censurer :

Le public révolté s’obstine à l’admirer.

 

                                       Satires IX (v.231 à 234 )  1667

 

                                                              Nicolas  BOILEAU

 

           ( Paris, Samedi 1 Novembre 1636 - Paris, Vendredi 13 Mars 1711 )

 

 

ACTRICES

 

 

CHIMENE , fille de Don Gomès

DONA URRAQUE , Infante de Castille

LEONOR , gouvernante de l’Infante

ELVIRE , gouvernante de Chimène

 

ACTEURS

 

DON RODRIGUE , amoureux de Chimène

DON DIEGUE , père de Don Rodrigue

DON GOMES , Comte de Gormas, père de Chimène

DON FERNAND , premier roi de Castille

DON SANCHE , amoureux de Chimène

DON ARIAS , gentilhomme Castillan    

 

 

 

 




ACTE PREMIER


SCÈNE PREMIÈRE - CHIMÈNE, ELVIRE


CHIMÈNE
            Elvire, m'as-tu fait un rapport bien sincère ?
            Ne déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père ?

ELVIRE
            Tous mes sens à moi-même en sont encore charmés :
            Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez,
      5    Et si je ne m'abuse à lire dans son âme,
            Il vous commandera de répondre à sa flamme.

CHIMÈNE
            Dis-moi donc, je te prie, une seconde fois
            Ce qui te fait juger qu'il approuve mon choix ;
            Apprends-moi de nouveau quel espoir j'en dois prendre ;
    10    Un si charmant discours ne se peut trop entendre ;
            Tu ne peux trop promettre aux feux de notre amour
            La douce liberté de se montrer au jour.
            Que t'a-t-il répondu sur la secrète brigue
            Que font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
    15    N'as-tu pas trop fait voir quelle inégalité
            Entre ces deux amants me penche d'un côté ?

ELVIRE
            Non, j'ai peint votre cœur dans une indifférence
            Qui n' enfle d'aucun d'eux ni détruit l'espérance,
            Et sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux,
    20    Attends l'ordre d'un père à choisir un époux.
            Ce respect l'a ravi, sa bouche et son visage
            M'en ont donné sur l'heure un digne témoignage,
            Et puisqu'il nous en faut encore faire un récit,
            Voici d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit :
    25    « Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle,
            Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle,
            Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
            L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.
            Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage
    30    Qui d'un homme de cœur ne soit la haute image,
            Et sort d'une maison si féconde en guerriers,
            Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers.
            La valeur de son père en son temps sans pareille,
            Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille ;
    35    Ses rides sur son front ont gravé ses exploits,
            Et nous disent encore ce qu'il fut autrefois.
            Je me promets du fils ce que j'ai vu du père ;
            Et ma fille, en un mot, peut l'aimer et me plaire. »
            Il allait au conseil, dont l'heure qui pressait
    40    A tranché ce discours qu'à peine il commençait ;
            Mais à ce peu de mots je crois que sa pensée
            Entre vos deux amants n'est pas fort balancée.
            Le Roi doit à son fils élire un gouverneur,
            Et c'est lui que regarde un tel degré d'honneur ;
    45    Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance
            Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence.
            Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
            Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
            Et puisque don Rodrigue a résolu son père
    50    Au sortir du conseil à proposer l'affaire,
            Je vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,
            Et si tous vos désirs seront bientôt contents.

CHIMÈNE
            Il semble toutefois que mon âme troublée
            Refuse cette joie, et s'en trouve accablée :
    55    Un moment donne au sort des visages divers,
            Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

ELVIRE
            Vous verrez cette crainte heureusement déçue.

CHIMÈNE
            Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.


 

SCÈNE II - L'INFANTE, LÉONOR


L'INFANTE
            Léonor, dites à Chimène de ma part
    60    Qu'aujourd'hui pour me voir elle attend un peu tard,
            Et que mon amitié se plaint de sa paresse.

LÉONOR
            Madame, chaque jour même désir vous presse ;
            Et dans son entretien je vous vois chaque jour
            Demander en quel point se trouve son amour.

L'INFANTE
    65    Ce n'est pas sans sujet : je l'ai presque forcée
            À recevoir les traits dont son âme est blessée.
            Elle aime don Rodrigue, et le tient de ma main,
            Et par moi don Rodrigue a vaincu son dédain ;
            Ainsi de ces amants ayant formé les chaînes,
    70    Je dois prendre intérêt à voir finir leurs peines.

LÉONOR
            Madame, toutefois parmi leurs bons succès
            Vous montrez un chagrin qui va jusqu'à l'excès.
            Cet amour, qui tous deux les comble d'allégresse,
            Fait-il de ce grand cœur la profonde tristesse,
    75    Et ce grand intérêt que vous prenez pour eux
            Vous rend-il malheureuse alors qu'ils sont heureux ?
            Mais je vais trop avant, et deviens indiscrète.

 

L'INFANTE
            Ma tristesse redouble à la tenir secrète.
            Écoute, écoute enfin comme j'ai combattu,
    80    Écoute quels assauts brave encore ma vertu.
            L'amour est un tyran qui n'épargne personne :
            Ce jeune cavalier, cet amant que je donne,
            Je l'aime.

LÉONOR
                              Vous l'aimez !

L'INFANTE
                                                   Mets la main sur mon cœur,
            Et vois comme il se trouble au nom de son vainqueur,
    85    Comme il le reconnaît.

LEONOR
                                             Pardonnez-moi, Madame,
            Si je sors du respect pour blâmer cette flamme,
            Une grande princesse à ce point s'oublier
            Que d'admettre en son cœur un simple cavalier !
            Et que dirait le Roi, que dirait la Castille ?
    90    Vous souvient-il encore de qui vous êtes fille ?

L'INFANTE
            Il m'en souvient si bien que j'épandrai mon sang,
            Avant que je m'abaisse à démentir mon rang.
            Je te répondrais bien que dans les belles âmes
            Le mérite seul a droit de produire flamme ;
    95    Et que si ma passion cherchait à s'excuser,
            Mille exemples fameux pourraient l'autoriser :
            Mais je n'en veux pas suivre où ma gloire s'engage ;
            La surprise des sens n'abat pas mon courage ;
            Et je me dis toujours qu'étant fille de roi
  100    Tout autre qu'un monarque est indigne de moi.
            Quand je vis que mon cœur ne pouvait se défendre,
            Moi-même je donnai ce que je n'osais prendre.
            Je mis, au lieu de moi, Chimène entre ses liens,
            Et j'allumai leurs feux pour éteindre les miens.
  105    Ne t'étonne donc plus si mon âme gênée
            Avec tant d’impatience attend leur hyménée ;
            Tu vois que mon repos en dépend aujourd'hui.
            Si l'amour vit d'espoir, il périt avec lui ;
            C'est un feu qui s'éteint, faute de nourriture ;
  110    Et malgré la rigueur de ma triste aventure,
            Si Chimène a jamais Rodrigue pour mari
            Mon espérance est morte, et mon esprit guéri.
            Je souffre cependant un tourment incroyable :
            Jusqu’à cette union Rodrigue m'est aimable,
  115    Je travaille à le perdre, et le perds à regret;
            Et de là prend son cours mon déplaisir secret.
            Je vois avec chagrin que l'amour me contraigne
            À pousser des soupirs pour ce que je dédaigne ;
            Je sens en deux partis mon esprit divisé :
  120    Si mon courage est haut, mon cœur est embrasé.
            Cette union m'est fatale, je la crains, et la souhaite :
            Je n'ose n’en espérer qu'une joie imparfaite.
            Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas,
            Que je meurs s'il s'achève ou ne s'achève pas.

 

LÉONOR
  125    Madame, après cela je n'ai rien à vous dire,
            Sinon que de vos maux avec vous je soupire :
            Je vous blâmais tantôt, je vous plains à présent.
            Mais puisque dans un mal si doux et si cuisant
            Votre vertu combat et son charme et sa force,
  130    En repousse l'assaut, en rejette l'amorce,
            Elle rendra le calme à vos esprits flottants.
            Espérez donc tout d'elle, et du secours du temps,
            Espérez tout du ciel, il a trop de justice
            Pour laisser la vertu dans un si long supplice.

L'INFANTE
  135    Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir.

LEONOR
            Par un heureux hasard, Chimène vient vous voir.

L'INFANTE
            Allez l'entretenir en cette galerie.


LÉONOR
            Voulez-vous demeurer dedans la rêverie ?

L'INFANTE
            Non, je veux seulement, malgré mon déplaisir,
  140    Remettre mon visage un peu plus à loisir.
            Je vous suis. Juste ciel, d'où j'attends mon remède,
            Mets enfin quelque borne au mal qui me possède :
            Assure mon repos, assure mon honneur.
            Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur :
  145    Cet hyménée à trois également importe ;
            Rends son effet plus prompt, ou mon âme plus forte.
            D'un lien conjugal joindre ces deux amants,
            C'est briser tous mes fers et finir mes tourments.
            Mais je tarde un peu trop, allons trouver Chimène,
   150   Et par son entretien soulager notre peine.

 

SCÈNE III - LE COMTE, DON DIÈGUE


LE COMTE
            Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi
            Vous élève en un rang qui n'était dû qu' à moi,
            Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

DON DIÈGUE
            Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille
   155   Montre à tous qu'il est juste, et fait connaître assez
            Qu'il sait récompenser les services passés.

LE COMTE

            Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes  
            Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
            Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
  160    Qu'ils savent mal payer les services présents.

DON DIÈGUE
            Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s'irrite ;
            La faveur l'a pu faire autant que le mérite,
            Mais on doit ce respect au pouvoir absolu,
            De n'examiner rien quand un roi l'a voulu.
  165    À l'honneur qu'il m'a fait ajoutez en un autre ;
            Joignons d'un nœud sacré ma maison à la vôtre :
            Vous n'avez qu'une fille, et moi je n'ai qu'un fils ;
            Leur union nous peut rendre à jamais plus qu'amis :
            Faites-nous cette grâce, et l'acceptez pour gendre.

LE COMTE
  170    À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ;
            Et le nouvel éclat de votre dignité
            Lui doit enfler le cœur d'une autre vanité.
            Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le Prince ;
            Montrez-lui comme il faut régir une province,
  175    Faire trembler partout les peuples sous la loi,
            Remplir les bons d'amour et les méchants d'effroi ;
            Joignez à ces vertus celles d'un capitaine :
            Montrez-lui comme il faut s'endurcir à la peine,
            Dans le métier de Mars se rendre sans égal,
  180    Passer les jours entiers et les nuits à cheval,
            Reposé tout armé, forcer une muraille,
            Et ne devoir qu'à soi le gain d'une bataille.
            Instruisez-le d'exemple, et rendez-le parfait,
            Expliquant à ses yeux vos leçons par l'effet.

DON DIÈGUE
  185    Pour s'instruire d'exemple, en dépit de l'envie,
            Il lira seulement l'histoire de ma vie.
            Là, dans un long tissu de belles actions,
            Il verra comme il faut dompter des nations,
            Attaquer une place, ordonner une armée,
  190    Et sur de grands exploits bâtir sa renommée.

LE COMTE
            Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir ;
            Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
            Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années,
            Que ne puisse égaler une de mes journées ?
  195    Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui,
            Et ce bras du royaume est le plus ferme appui.
            Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille ;
            Mon nom sert de rempart à toute la Castille :
            Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois,
  200    Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois.
            Chaque jour, chaque instant, pour rehausser ma gloire,
            Met lauriers sur lauriers, victoire sur victoire :
            Le Prince à mes côtés ferait dans les combats
            L'essai de son courage à l'ombre de mon bras ;
  205    Il apprendrait à vaincre en me regardant faire ;
            Et pour répondre en hâte à son grand caractère
            Il verrait...

DON DIÈGUE
                                  Je le sais, vous servez bien le Roi,
            Je vous ai vu combattre et commander sous moi :
            Quand l'âge dans mes veines a fait couler sa glace,
  210    Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
            Enfin, pour épargner les discours superflus,
            Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus.
            Vous voyez toutefois qu'en cette concurrence
            Un monarque entre nous met quelque différence.

 

LE COMTE
  215    Ce que je méritais, vous l'avez emporté.

DON DIÈGUE
            Qui l'a gagné sur vous l'avait mieux mérité

LE COMTE
            Qui peut mieux l'exercer en est bien le plus digne.

DON DIÈGUE
            En être refusé n'en est pas un bon signe.

LE COMTE
            Vous l'avez eu par brigue, étant vieux courtisan.

DON DIÈGUE
  220    L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.

LE COMTE
            Parlons-en mieux, le Roi fait honneur à votre âge.

DON DIÈGUE
            Le Roi, quand il en fait, le mesure au courage.

LE COMTE
            Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras.

DON DIÈGUE
            Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait pas.

LE COMTE
  225    Ne le méritait pas ! Moi ?

DON DIÈGUE
                                                     Vous.

LE COMTE
                                                               Ton impudence,
            Téméraire vieillard, aura sa récompense.

(Il lui donne un soufflet.)

DON DIÈGUE ( la main sur l’épée )
            Achève, et prends ma vie après un tel affront,
            Le premier dont ma race ait vu rougir le front.

LE COMTE
            Et que penses-tu donc faire, avec tant de faiblesse ?

DON DIÈGUE
  230    Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse !

LE COMTE
            Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain,
            Si ce honteux trophée avait chargé ma main.
            Adieu, fais lire au prince, en dépit de l'envie,
            Pour son instruction, l'histoire de ta vie ;
  235    D'un insolent discours ce juste châtiment
            Ne lui servira pas d'un petit ornement.


SCÈNE IV - DON DIÈGUE


DON DIÈGUE
            Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
            N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
            Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
  240    Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
            Mon bras qu'avec respect toute l'Espagne admire,
            Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
            Tant de fois affermi le trône de son roi,
            Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
  245    Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
            Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
            Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !
            Précipice élevé d'où tombe mon honneur !
            Faut-il de votre éclat voir triompher le Comte,
  250    Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
            Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;
            Ce haut rang n'admet pas un homme sans honneur ;
            Et ton orgueil jaloux par cet affront insigne
            Malgré le choix du Roi, m'en a su rendre indigne.
  255    Et toi, de mes glorieux exploits instrument,
            Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,
            Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
            M'as servi de parade, et non pas de défense,
            Va, quitte désormais le derniers des humains,
  260    Passe, pour me venger, en de meilleures mains.


SCÈNE V - DON DIÈGUE, DON RODRIGUE


DON DIÈGUE
            Rodrigue, as-tu du cœur ?

DON RODRIGUE
                                                  Tout autre que mon père
            L'éprouverait sur l'heure.

DON DIÈGUE
                                                              Agréable colère !
            Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
            Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
  265    Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
            Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte 
            Viens me venger.

DON RODRIGUE
                                        De quoi ?

DON DIÈGUE
                                                            D'un affront si cruel,
            Qu'à l'honneur de tous deux il porte un coup mortel :
            D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie ;
  270    Mais mon âge a trompé ma généreuse envie ;
            Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
            Je le remets au tien pour venger et punir.
            Va contre un arrogant éprouver ton courage :
            Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage ;
  275    Meurs ou tue. Au surplus, pour ne pas te flatter,
            Je te donne à combattre un homme à redouter ;
            Je l'ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
            Porter partout l'effroi dans une armée entière.
            J'ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
  280    Et pour t'en dire encore quelque chose de plus,
            Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,
            C'est...

DON RODRIGUE
                         De grâce, achevez.

DON DIÈGUE
                                                        Le père de Chimène.

DON RODRIGUE
            Le...

DON DIÈGUE
                          Ne réplique pas, je connais ton amour,
            Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ;
  285    Plus l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense.
            Enfin tu sais l'affront, et tu tiens la vengeance:
            Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi;
            Montre-toi digne fils d'un père tel que moi.
            Accablé des malheurs où le destin me range,
  290    Je vais les déplorer : Va, cours, vole, et nous venge.


 

 

 

SCÈNE VI - DON RODRIGUE


DON RODRIGUE
                    Percé jusques au fond du cœur
            D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
            Misérable vengeur d'une injuste querelle,
            Et malheureux objet d'une juste rigueur,
  295    Je demeure immobile, et mon âme abattue
                         Cède au coup qui me tue.
                  Si près de voir mon feu récompensé,
                          Ô Dieu, l'étrange peine !
                   En cet affront mon père est l'offensé,
  300           Et l'offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !
            Contre mon propre honneur mon amour se démène :
            Il faut venger un père, et perdre ma Chimène ;
            L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
  305    Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
                               Ou de vivre en infâme,
                       Des deux côtés mon mal est infini.
                              Ô Dieu, l'étrange peine !
                      Faut-il laisser un affront impuni ?
  310              Faut-il punir le père de Chimène ?


Père, Chimène, honneur, amour,
            Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
            Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
            L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
  315    Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
                        Mais ensemble amoureuse,
            Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
                         Fer qui cause ma peine,
            M'es-tu donné pour venger mon honneur ?
  320    M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

                       Il vaut mieux courir au trépas.
            Je dois à celle que j’aime aussi bien qu'à mon père ;
            J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
            J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
  325    À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
                            Et l'autre indigne d'elle.
                 Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
                           Tout redouble ma peine.
               Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir,
  330       Mourons du moins sans offenser Chimène.

                      Mourir sans tirer ma raison !
            Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !
            Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
            D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison !
  335    Respecter un amour dont mon âme égarée
                             Voit la perte assurée !
                    N'écoutons plus ce penser suborneur,
                           Qui ne sert qu'à ma peine.
            Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
  340    Puisqu' après tout il faut perdre Chimène.

                          Oui, mon esprit s'était déçu.
            Je dois tout à mon père, avant qu'à ma Chimène :
            Que je meure au combat, ou que je meure de peine,
            Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
  345    Je m'accuse déjà de trop de négligence ;
                           Courons à la vengeance ;
                    Et tout honteux d'avoir tant balancé,
                           Ne soyons plus en peine,
                Puisqu' aujourd'hui mon père est l'offensé,
  350             Si l'offenseur est père de Chimène.


 

 

ACTE II


SCÈNE PREMIÈRE - DON ARIAS, LE COMTE


LE COMTE
            Je l'avoue entre nous, mon sang un peu trop chaud
            S'est trop ému d'un mot, et l'a porté trop haut ;
            Mais puisque c'en est fait, le coup est sans remède.

DON ARIAS
            Qu'aux volontés du Roi ce grand courage cède :
  355    Il y prend grande part, et son cœur irrité
            Agira contre vous de pleine autorité.
            Aussi, n'avez-vous pas de valable défense.
            Le rang de l'offensé, la grandeur de l'offense,
            Demandent des devoirs et des submissions
  360    Qui passent le commun des satisfactions.

LE COMTE
            Le Roi peut, à son gré, disposer de ma vie.

DON ARIAS
            De trop d'emportement votre faute est suivie.
            Le Roi vous aime encore ; apaisez son courroux.
            Il a dit : « Je le veux » ; désobéirez-vous ?

LE COMTE
  365    Monsieur, pour conserver tout ce que j'ai d'estime,
            Désobéir un peu n'est un si grand crime ;
            Et quelque grand qu'il soit, mes services présents
            Pour le faire abolir sont plus que suffisants.

DON ARIAS
            Quoi qu'on fasse d'illustre et de considérable,
  370    Jamais à son sujet un roi n'est redevable.
            Vous vous flattez beaucoup, et vous devez savoir
            Que qui sert bien son roi ne fait que son devoir.
            Vous vous perdrez, Monsieur, sur cette confiance.

LE COMTE
            Je ne vous en croirai qu'après l'expérience.

DON ARIAS
  375    Vous devez redouter la puissance d'un roi.

LE COMTE
            Un jour seul ne perd pas un homme tel que moi.
            Que toute sa grandeur s'arme pour mon supplice,
            Tout l'État périra, s'il faut que je périsse.

DON ARIAS
            Quoi ! Vous craignez si peu le pouvoir souverain...

LE COMTE
  380    D'un sceptre qui sans moi tomberait de sa main.
            Il a trop d'intérêt lui-même en ma personne,
            Et ma tête en tombant ferait choir sa couronne.

DON ARIAS
            Souffrez que la raison remette vos esprits.
            Prenez un bon conseil.

LE COMTE
                                                  Le conseil en est pris.

DON ARIAS
  385    Que lui dirai-je enfin ? Je lui dois rendre compte.

LE COMTE
            Que je ne puis du tout consentir à ma honte.

DON ARIAS
            Mais songez que les rois veulent être absolus.

LE COMTE
            Le sort en est jeté, Monsieur, n'en parlons plus.

DON ARIAS
            Adieu donc, puisqu'en vain je tâche à vous résoudre ;
  390    Avec tous vos lauriers, craignez encore le foudre.

LE COMTE
            Je l'attendrai sans peur.

DON ARIAS
                                                 Mais non pas sans effet.

LE COMTE
            Nous verrons donc par là don Diègue satisfait.

Qui ne craint pas la mort ne craint pas les menaces.
            J'ai le cœur au-dessus des plus fières disgrâces ;
  395    Et l'on peut me réduire à vivre sans bonheur,
            Mais non pas me résoudre à vivre sans honneur.


SCÈNE II - LE COMTE, DON RODRIGUE


DON RODRIGUE
            À moi, Comte, deux mots.

LE COMTE
                                                   Parle.

DON RODRIGUE
                                                         Ôte-moi d'un doute.
            Connais-tu bien don Diègue ?

LE COMTE
                                                           Oui.

DON RODRIGUE
                                                          Parlons bas ; écoute.
            Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
  400    La vaillance et l'honneur de son temps ? le sais-tu ?

LE COMTE
            Peut-être.

DON RODRIGUE
                              Cette ardeur que dans les yeux je porte,
            Sais-tu que c'est son sang ? le sais-tu ?

LE COMTE
                                                                 Que m'importe ?

DON RODRIGUE
            À quatre pas d'ici, je te le fais savoir.

LE COMTE
            Jeune présomptueux !

DON RODRIGUE
                                                    Parle sans t'émouvoir.
  405    Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
            La valeur n'attend pas le nombre des années.

LE COMTE
            Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain,
            Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main !

DON RODRIGUE
            Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître,
  410    Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

LE COMTE
            Sais-tu bien qui je suis ?

DON RODRIGUE
                                                     Oui ; tout autre que moi
            Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
            Les palmes dont je vois ta tête si couverte
            Semblent porter écrit le destin de ma perte.
  415    J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
            Mais j'aurai trop de force, ayant assez de cœur.
            À qui venge son père il n'est rien d’impossible.
            Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.

 

LE COMTE
            Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens
  420    Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
            Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
            Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
            Je sais ta passion, et suis ravi de voir
            Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
  425    Qu'ils n'ont pas affaibli cette ardeur magnanime ;
            Que ta haute vertu répond à mon estime ;
            Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
            Je ne me trompais pas au choix que j'avais fait.
            Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ;
  430    J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
            Ne cherche pas à faire un coup d'essai fatal ;
            Dispense ma valeur d'un combat inégal ;
            Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
            À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
  435    On te croirait toujours abattu sans effort ;
            Et j'aurais seulement le regret de ta mort.

DON RODRIGUE
            D'une indigne pitié ton audace est suivie :
            Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !

LE COMTE
            Retire-toi d'ici.

DON RODRIGUE
                                        Marchons sans discourir.

LE COMTE
  440    Es-tu si las de vivre ?

DON RODRIGUE
                                                As-tu peur de mourir ?

LE COMTE
            Viens, fais ton devoir, et le fils dégénère
            Qui survit un moment à l'honneur de son père.


SCÈNE III - L'INFANTE, CHIMÈNE


L'INFANTE
            Apaise, ma Chimène, apaise ta douleur,
            Fais agir ta constance en ce coup de malheur,
  445    Tu reverras le calme après ce faible orage,
            Ton bonheur n'est couvert que d'un peu de nuage,
            Et tu n'as rien perdu pour le voir différer.

CHIMÈNE
            Mon cœur outré d'ennuis n'ose rien espérer.
            Un orage si prompt qui trouble une bonace
  450    D'un naufrage certain nous porte la menace ;
            Je n'en saurais douter, je péris dans le port.
            J'aimais, j'étais aimée, et nos pères d'accord ;
            Et je vous en contais la charmante nouvelle
            Au malheureux moment que naissait cette querelle,
  455    Dont le récit fatal, sitôt qu'on vous l'a fait,
            D'une si douce attente en a ruiné l'effet.
            Maudite ambition, détestable manie,
            Dont les plus généreux souffrent la tyrannie !
            Honneur impitoyable à mes plus chers désirs,
  460    Que tu me vas coûter de pleurs et de soupirs !

L'INFANTE
            Tu n'as dans leur querelle aucun sujet de craindre :
            Un moment l'a fait naître, un autre va l'éteindre.
            Elle a fait trop de bruit pour ne pas s'accorder,
            Puisque déjà le Roi les veut accommoder;
  465    Et tu sais que mon âme, à tes ennuis sensible,
            Pour en tarir la source y fera l'impossible

CHIMÈNE
            Les accommodements non font rien en ce cas :
            De si mortels affronts ne se réparent pas.
            En vain on fait agir la force ou la prudence ;
  470    Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence.
            La haine que les cœurs conservent au-dedans
            Nourrit des feux cachés, mais d'autant plus ardents.

L'INFANTE
            Le saint nœud qui joindra don Rodrigue à Chimène
            Des pères ennemis dissipera la haine ;
  475    Et nous verrons bientôt votre amour le plus fort
            Par une heureuse union étouffer ce discord.

CHIMÈNE
            Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère ;
            Don Diègue est trop altier, et je connais mon père.
            Je sens couler des pleurs que je veux retenir ;
  480    Le passé me tourmente, et je crains l'avenir.

L'INFANTE
            Que crains-tu ? d'un vieillard l'impuissante faiblesse ?

CHIMÈNE
            Rodrigue a du courage.

L'INFANTE
                                                   Il a trop de jeunesse.

CHIMÈNE
            Les hommes valeureux le sont du premier coup.

L'INFANTE
            Tu ne dois pas pourtant le redouter beaucoup :
  485    Il est trop amoureux pour te vouloir déplaire ;
            Et deux mots de ta bouche arrêtent sa colère.

CHIMÈNE
            S'il ne m'obéit pas, quel comble à mon ennui !
            Et s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui ?
            Étant né ce qu'il est, souffrir un tel outrage !
  490    Soit qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage,
            Mon esprit ne peut qu'être honteux ou confus
            De son trop de respect, ou d'un juste refus.

L'INFANTE
            Chimène a l'âme haute, et quoique intéressée,
            Elle ne peut souffrir une basse pensée ;
  495    Mais si jusques au jour de l'accommodement
            Je fais mon prisonnier de ce parfait amant,
            Et que j'empêche ainsi l'effet de son courage,
            Ton esprit amoureux n'aura-t-il pas d'ombrage ?

CHIMÈNE
            Ah ! Madame, en ce cas je n'ai plus de souci.


SCÈNE IV - L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR

L'INFANTE
  500    Léonor, cherchez Rodrigue, amenez-le ici.

LEONOR
            Le comte de Gormas et lui...

CHIMÈNE
                                             Bon Dieu ! je tremble.

L'INFANTE
            Parlez.

LEONOR
                         De ce palais ils sont sortis ensemble.

CHIMÈNE
            Seuls ?

LEONOR
                      Seuls, et qui semblaient tout bas se quereller.

CHIMÈNE
            Sans doute ils sont aux mains, il n'en faut plus parler.
  505    Madame, pardonnez à cette promptitude.


 

SCÈNE V - L'INFANTE, LÉONOR


L'INFANTE
            Hélas ! que dans l'esprit je sens d'inquiétude !
            Je pleurs ses malheurs, son amant me ravit ;
            Mon repos m'abandonne, et ma flamme revit.
            Ce qui va séparer Rodrigue de Chimène
  510    Fait renaître à la fois mon espoir et ma peine ;
            Et leur division, que je vois à regret,
            Dans mon esprit charmé jette un plaisir secret.

LÉONOR
            Cette haute vertu qui règne dans votre âme
            Se rend-elle si tôt à cette lâche flamme ?

L'INFANTE
  515    Ne la nomme pas lâche, à présent que chez moi
            Pompeuse et triomphante elle me fait la loi ;
            Porte-lui du respect, puisqu'elle m'est si chère.
            Ma vertu la combat, mais malgré moi, j'espère ;
            Et d'un espoir si fou mon cœur mal défendu
  520    Vole près d’un amant que Chimène a perdu.

LÉONOR
            Ainsi, vous laissez choir ce glorieux courage,
            Et la raison chez vous perd ainsi son usage ?

L'INFANTE
            Ah ! qu'avec peu d'effet on entend la raison,
            Quand le cœur est atteint d'un si charmant poison !
  525    Et lorsque le malade aime sa maladie,
            Qu'il a peine à souffrir que l'on y remédie !

LÉONOR
            Votre espoir vous séduit, votre mal vous est doux ;
            Mais enfin ce Rodrigue est indigne de vous.

L'INFANTE
            Je ne le sais que trop ; mais si ma vertu cède,
  530    Apprends comme l'amour flatte un cœur qu'il possède
            Si Rodrigue une fois sort vainqueur du combat,
            Si dessous sa valeur ce grand guerrier s'abat,
            Je puis en faire cas, je puis l'aimer sans honte.
            Que ne fera-t-il pas, s'il peut vaincre le Comte !
  535    J'ose m'imaginer qu'à ses moindres exploits
            Les royaumes entiers tomberont sous ses lois ;
            Et mon amour flatteur déjà me persuade
            Que je le vois assis au trône de Grenade,
            L’ennemi subjugué trembler en l'adorant,
  540    L'Aragon recevoir ce nouveau conquérant,
            Le Portugal se rendre, et ses nobles journées
            Porter delà les mers ses hautes destinées,
            Du flot de la Victoire arroser ses lauriers ;
            Enfin tout ce qu'on dit des plus fameux guerriers,
  545    Je l'attends de Rodrigue après cette victoire,
            Et fais de son amour un sujet de ma gloire.

LÉONOR
            Mais, Madame, voyez où vous portez son bras,
            Ensuite d'un combat qui peut-être n'est pas.

L'INFANTE
            Rodrigue est l’offensé, le Comte a fait l'outrage ;
  550    Ensemble, ils sont sortis, en faut-il davantage ?

LÉONOR
            Eh bien ! ils se battront, puisque vous le voulez ;
            Mais Rodrigue ira-t-il si loin que vous allez ?

L'INFANTE
            Que veux-tu ? je suis folle, et mon esprit s'égare ;
            Tu vois là, par quels maux cet amour me prépare.
  555    Viens dans mon cabinet consoler mes ennuis ;
            Et ne me quitte pas dans le trouble où je suis.


SCÈNE VI - DON FERNAND, DON ARIAS,                                                                                                           DON  SANCHE

DON FERNAND
            Le Comte est donc si vain et si peu raisonnable !
            Ose-t-il croire encore son crime pardonnable ?

DON ARIAS
            Je l'ai de votre part longtemps entretenu.
  560    J'ai fait tout mon pouvoir, Sire, et n'ai rien obtenu.

DON FERNAND
            Justes cieux ! ainsi donc un sujet téméraire
            A si peu de respect et de soin de me plaire !
            Il offense don Diègue, et méprise son roi !
            Au milieu de ma cour il me donne la loi !
  565    Qu'il soit brave guerrier, qu'il soit grand capitaine,
            Je saurai bien rabattre une humeur si hautaine ;
            Fût-il la valeur même, et le dieu des combats,
            Il verra ce que c'est de n'obéir pas.
            Quoi qu'ait pu mériter une telle insolence,
  570    Je l'ai voulu d'abord traiter, sans violence ;
            Mais puisqu'il en abuse, allez dès aujourd'hui,
            Soit qu'il résiste ou non, vous assurer de lui.

DON SANCHE
            Peut-être un peut de temps le rendrait moins rebelle ;
            On l'a pris tout bouillant encore de sa querelle ;
  575    Sire, dans la chaleur d'un premier mouvement,
            Un cœur si généreux se rend malaisément.
            Il voit bien qu'il a tort, mais une âme si haute
            N'est pas sitôt réduite à confesser sa faute.

DON FERNAND
            Don Sanche, taisez-vous, et soyez averti
  580    Qu'on se rend criminel à prendre son parti.

DON SANCHE
            J'obéis, et me tais ; mais, de grâce encore, Sire,
            Deux mots en sa défense.

DON FERNAND
                                           Et que pourrez-vous dire ?

DON SANCHE
            Qu'une âme accoutumée aux grandes actions
            Ne se peut s’abaisser à des submissions :
  585    Elle n'en conçoit pas qui s'expliquent sans honte :
            Et c'est à ce mot seul qu'a résisté le Comte.
            Il trouve en son devoir un peu trop de rigueur,
            Et vous obéirait, s'il avait moins de cœur.
            Commandez que son bras, nourri dans les alarmes,
  590    Répare cette injure à la pointe des armes ;
            Il satisfera, Sire; et vienne qui voudra,
            Attendant qu'il l'ait su, voici qui répondra.

DON FERNAND
            Vous perdez le respect; mais je pardonne à l'age,
            Et j'excuse l'ardeur en un jeune courage.
  595    Un roi, dont la prudence a de meilleurs objets,
            Est meilleur ménager du sang de ses sujets :
            Je veille pour les miens, mes soucis les conservent,
            Comme la tête a soin des membres qui la servent.
            Ainsi votre raison n'est pas raison pour moi :
  600    Vous parlez en soldat : Agir, je dois, en roi ;
            Et quoi qu'on veuille dire, et quoi qu'il ose croire,
            Le Comte à m'obéir ne peut perdre sa gloire.
            D'ailleurs l'affront me touche, il a perdu d'honneur
            Celui que de mon fils j'ai fait le gouverneur ;
  605    S'attaquer à mon choix, c'est se prendre à moi-même
            Et faire un attentat sur le pouvoir suprême.
            N'en parlons plus. Au reste, on a vu dix vaisseaux
            De nos vieux ennemis arborer des drapeaux ;
            Vers la bouche du fleuve ils ont osé paraître.

DON ARIAS
  610    Puisqu’ils ont appris par force à vous connaître,
            Et que toujours vaincus, ils ont perdu le cœur
            De se plus hasarder contre un si grand vainqueur.

DON FERNAND
            Ils ne verront jamais, sans quelque jalousie,
            Mon sceptre, en dépit d'eux, régir l'Andalousie ;
  615    Et ce pays si beau, qu'ils ont trop possédé,
            Avec un oeil d'envie est toujours regardé.
            C'est l'unique raison qui m'a fait dans Séville
            Placer depuis dix ans le trône de Castille,
            Pour les voir de plus près, et d'un ordre plus prompt
  620    Renverser aussitôt ce qu'ils entreprendront.

DON ARIAS
            Ils savent aux dépens de leurs plus dignes têtes
            Combien votre présence assure vos conquêtes :
            Vous n'avez rien à craindre.

DON FERNAND
                                                         Et rien à négliger.
            Le trop de confiance attire le danger ;
  625    Et vous n'ignorez pas qu'avec fort peu de peine
            Un flux de pleine mer jusqu'ici les amène.
            Toutefois j'aurais tort de jeter dans les cœurs,
            L'avis étant mal sûr, de paniques terreurs.
            L'effroi que produirait cette alarme inutile,
  630    Dans la nuit qui survient troublerait trop la ville :
            Faites doubler la garde aux murs et sur le port.
            C'est assez pour ce soir.


 

 

SCÈNE VII - DON FERNAND, DON SANCHE,    
                                           LEONOR

LEONOR
                                                    Sire, le Comte est mort :
            Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

DON FERNAND
            Dès que j'ai vu l'affront, j'ai prévu la vengeance ;
  635    Et j'ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

LEONOR
            Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
            Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

DON FERNAND
            Bien qu'à ses déplaisirs mon âme compatisse,
            Ce que le Comte a fait semble avoir mérité
  640    Ce châtiment digne de sa témérité.
            Quelque juste pourtant que puisse être sa peine,
            Je ne puis sans regret perdre un tel capitaine.
            Après un long service à mon État rendu,
            Après son sang pour moi, mille fois répandu,
  645    À quelques sentiments que son orgueil m'oblige,
            Sa perte m'affaiblit, et son trépas m'afflige.


SCÈNE VIII - DON FERNAND, DON DIÈGUE,      
                  CHIMENE,   DON ARIAS,  DON  SANCHE                                                   


CHIMÈNE
            Sire, Sire, justice !

DON DIÈGUE
                                              Ah ! Sire, écoutez-nous.

CHIMÈNE
            Je me jette à vos pieds.

DON DIÈGUE
                                                 J'embrasse vos genoux

CHIMÈNE
            Je demande justice.

DON DIÈGUE
                                                  Entendez ma défense.

CHIMÈNE
  650    D'un jeune audacieux punissez l'insolence ;
            Il a de votre sceptre abattu le soutien,
            Il a tué mon père.

DON DIÈGUE
                                                Il a vengé le sien.

CHIMÈNE
            Au sang de ses sujets un roi doit la justice.

DON DIÈGUE
            Pour la juste vengeance il n'est pas de supplice.

DON FERNAND
  655    Levez-vous l'un et l'autre, et parlez à loisir.
            Chimène, comme je prends part à ton déplaisir ;
            D'une égale douleur je sens mon âme atteinte.

( A don Diègue )     
            Vous parlerez après ; ne troublez pas sa plainte.

CHIMÈNE
            Sire, mon père est mort ; mes yeux ont vu son sang
  660    Couler à gros bouillons de son généreux flanc ;
            Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
            Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
            Ce sang qui tout sorti fume encore de courroux
            De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
  665    Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
            Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
            J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur,
            Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
            Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;
  670    Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.

DON FERNAND
            Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui
            Ton roi te veut servir de père au lieu de lui

            Puisque dune orpheline la tutelle, jai

            Princesse tu sera aux yeux de mes sujets                                      

            Don Sanche, faites publier mon décret  séant                                     

           Que mon royaume sache qui tu es mon enfant

 

                 ( voici 4  vers que jai cru utiles de rajouter mais qui restent

                 Bien sûr à votre convenance Julien Laurent JACOB  )

 

 

CHIMÈNE
            Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.
            Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie ;
  675    Son flanc était ouvert ; et pour mieux m'émouvoir,
            Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ;
            Ou plutôt sa valeur en cet état réduite
            Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ;
            Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
  680    Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
            Sire, ne souffrez pas que sous votre puissance
            Règne devant vos yeux une telle licence ;
            Que les plus valeureux, avec impunité,
            Soient exposés aux coups de la témérité ;
  685    Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
            Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
            Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir
            Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.
            Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,
  690    Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance.
            Vous perdez en la mort d'un homme de son rang ;
            Vengez-la part une autre, et le sang par le sang.
            Immolez, non à moi, mais à votre couronne,
            Mais à votre grandeur, mais à votre personne ;
  695    Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l'État
            Tout ce qu'enorgueillit un si lâche attentat.

DON FERNAND
            Don Diègue, répondez.

DON DIÈGUE
                                                  Qu'on est digne d'envie
            Lorsqu'en perdant la force on perd aussi la vie,
            Et qu’un grand âge apprête aux hommes généreux,
  700    Au bout de leur carrière, un destin malheureux !
            Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
            Moi, que jadis, partout a suivi la victoire,
            Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu,
            Recevoir un affront et demeurer vaincu.
  705    Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade,
            Ce que n'a pu jamais Aragon ni Grenade,
            Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,
            Le Comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux,
            Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage
  710    Que lui donnait sur moi l'impuissance de l'âge.
            Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
            Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,
            Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
            Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie,
  715    Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
            Digne de son pays, et digne de son roi.
            Il m'a prêté sa main, il a tué le Comte ;
            Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
            Si montrer du courage et du ressentiment,
  720    Si venger un affront mérite un châtiment,
            Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête :
            Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.
            Qu'on nomme crime, ou non, ce qui fait nos débats,
            Sire, j'en suis la tête, il n'en est que le bras.
  725    Si Chimène se plaint qu'il a tué son père,
            Jamais, il ne l'eût fait si je l'eusse pu faire.
            Immolez cette tête que les ans vont ravir,
            Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
            Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène :
  730    Je n'y résiste pas, je consens à ma peine ;
            Et, loin de murmurer d'un rigoureux décret,
            Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

DON FERNAND
            L'affaire est d'importance, et, bien considérée,
            Mérite en plein conseil d'être délibérée.
  735    Don Sanche, remettez Chimène en sa maison.
            Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison.
            Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice.

CHIMÈNE
            Il est juste, grand Roi, qu'un meurtrier périsse.

DON FERNAND
            Prends du repos, ma fille, et calme tes douleurs.

CHIMÈNE
  740    M'ordonner du repos, c'est croître mes malheurs.


 

 

ACTE  III

 

SCÈNE PREMIÈRE - DON RODRIGUE, ELVIRE


ELVIRE
            Rodrigue, qu'as-tu fait ? viens-tu, misérable ?

DON RODRIGUE
            Suivre le triste cours de mon sort déplorable.

ELVIRE
            Où prends-tu cette audace et ce nouvel orgueil
            De paraître en des lieux que tu remplis de deuil ?
  745    Quoi ! viens-tu jusqu'ici braver l'ombre du Comte ?
            Ne l'as-tu pas tué ?

DON RODRIGUE
                                                   Sa vie était ma honte ;
            Mon honneur de ma main a voulu cet effort.

ELVIRE
            Mais chercher ton asile en la maison du mort !
            Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?

DON RODRIGUE
  750    Et je n'y viens aussi que m'offrir à mon juge.
            Ne me regarde plus d'un visage étonné ;
            Je cherche le trépas après l'avoir donné.
            Mon juge est mon amour, mon amour est Chimène :
            Je mérite la mort de mériter sa haine,
  755    Et j'en viens recevoir, comme un bien souverain,
            Et l'arrêt de sa bouche, et le coup de sa main.

ELVIRE
            Fuis plutôt de ses yeux, fuis de sa violence ;
            À ses premiers transports dérobe ta présence.
            Va, ne t'expose pas aux premiers mouvements
  760    Que poussera l'ardeur de ses ressentiments.

DON RODRIGUE
            Non, non, ce cher objet à qui j'ai pu déplaire
            Ne peut pour mon supplice avoir trop de colère ;
            Et j'évite cent morts qui me vont accabler,
            Si pour mourir plus tôt je puis la redoubler.

ELVIRE
  765    Chimène est au palais, de pleurs toute baignée,
            Et n'en reviendra pas que bien accompagnée.
            Rodrigue, fuis, de grâce, ôte-moi de souci.
            Que ne dira-t-on pas si l'on te voit ici ?
            Veux-tu qu'un médisant, pour comble à sa misère,
  770    L'accuse d'y souffrir l'assassin de son père ?
            Elle va revenir ; elle vient, je la vois :
            Du moins pour son honneur, Rodrigue, cache-toi.


SCÈNE II - DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE

DON SANCHE
            Oui, Madame, il vous faut de sanglantes victimes :
            Votre colère est juste, et vos pleurs légitimes ;
  775    Et je n'entreprends pas, à force de parler,
            Ni de vous adoucir, ni de vous consoler.
            Mais si de vous servir je puis être capable,
            Employez mon épée à punir le coupable ;
            Employez mon amour à venger cette mort :
  780    Sous vos commandements mon bras sera trop fort.

CHIMÈNE
            Malheureuse !

DON SANCHE
                                   De grâce, acceptez mon service.

CHIMÈNE
           J'offenserais le Roi, qui m'a promis justice.

DON SANCHE
            Vous savez qu'elle marche avec tant de langueur,
            Qu'assez souvent le crime échappe à sa longueur ;
  785    Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes.
            Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes :
            La voie en est plus sûre, et plus prompte à punir.

CHIMÈNE
            C'est le dernier remède ; et s'il y faut venir,
            Et que de mes malheurs cette pitié vous dure,
  790    Vous serez libre alors de venger mon injure.

DON SANCHE
            C'est l'unique bonheur où mon âme prétend ;
            Et pouvant l'espérer, je m'en vais trop content.


SCÈNE III - CHIMÈNE, ELVIRE


CHIMÈNE
            Enfin je me vois libre, et je puis, sans contrainte,
            De mes vives douleurs t’en exposer l'atteinte ;
  795    Je puis donner passage à mes tristes soupirs ;
            Je puis t'ouvrir mon âme et tous mes déplaisirs.
            Elvire, mon père est mort ; et la première épée
            Dont s'est armé Rodrigue, a sa trame coupée.
            Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau !
  800    La moitié de ma vie a mis l'autre au tombeau,
            Et m'oblige à venger, après ce coup funeste,
            Celle que je n'ai plus sur celle qui me reste.

ELVIRE
            Reposez-vous, Madame.

CHIMÈNE
                                                Ah ! que mal à propos
            Dans un malheur si grand tu parles de repos !
  805    Par où sera jamais ma douleur apaisée,
          
 Si je ne puis haïr la main qui l'a causée ?
            Et que dois-je espérer qu'un tourment éternel
            Si je poursuis un crime, aimant le criminel.

ELVIRE
            Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore !

CHIMÈNE
  810    Aimer, c'est peu de dire, Elvire, je l'adore ;
            Ma passion s'oppose à mon ressentiment ;
            Dedans mon ennemi je trouve mon amant ;
            Je sens qu'en dépit de toute ma colère,
            Rodrigue dans mon cœur combat encore mon père.
  815    Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend,
            Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant :
            Mais en ce dur combat de colère et de flamme,
            Il déchire mon cœur sans partager mon âme ;
            Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir,
  820    Je ne consulte pas pour suivre mon devoir ;
            Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige.
            Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige ;
            Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort,
            Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

ELVIRE
  825    Pensez-vous le poursuivre ?

CHIMÈNE
                                                   Ah ! cruelle pensée !
            Et cruelle poursuite où je me vois forcée !
            Je demande sa vie, et crains de l'obtenir :
            Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

ELVIRE
            Quittez, quittez, Madame, un dessein si tragique ;
  830    Ne vous imposez pas de loi si tyrannique.

CHIMÈNE
            Quoi ! mon père étant mort et presque entre mes bras,
            Son sang criera vengeance, et je n’entendrai pas !
            Mon cœur, honteusement surpris par d'autres charmes
            Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes !
  835    Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur
            Sous un lâche silence étouffe mon honneur !

ELVIRE
            Madame, croyez-moi, vous serez excusable
            D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable ;
            Contre un amant si cher, vous avez assez fait,
  840    Vous avez vu le Roi ; n'en pressez pas l'effet,
            Ne vous obstinez pas en cette humeur étrange.

CHIMÈNE
            Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ;
            Et de quoi que nous flatte un désir amoureux,
            Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

ELVIRE
  845    Mais vous aimez Rodrigue, il ne peut vous déplaire.

CHIMÈNE
            Je l'avoue.

ELVIRE
                               Après tout que pensez-vous donc faire ?

CHIMÈNE
            Pour conserver ma gloire et finir mon ennui,
            Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.


 

 

SCÈNE IV - DON RODRIGUE, CHIMÈNE, ELVIRE


DON RODRIGUE
            Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
  850    Assurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre.

CHIMÈNE
            Elvire, où sommes-nous, et qu'est-ce que je vois ?
            Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

DON RODRIGUE
            N'épargnez pas mon sang ; goûtez, sans résistance,
            La douceur de ma perte et de votre vengeance.

CHIMÈNE
  855    Hélas !

DON RODRIGUE
                        Écoute-moi

CHIMÈNE
                                              Je me meurs.

DON RODRIGUE
                                                                Un moment.

CHIMÈNE
            Va, laisse-moi mourir.

DON RODRIGUE
                                                Quatre mots seulement : 
            Après, ne me réponds qu'avec cette épée.

CHIMÈNE
            Quoi ! du sang de mon père encore toute trempée !

DON RODRIGUE
            Ma Chimène...

CHIMÈNE
                                         Ôte-moi cet objet odieux
  860    Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

DON RODRIGUE
            Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
            Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE
            Il est teint de mon sang.

DON RODRIGUE
                                                    Plonge-le dans le mien,
            Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

CHIMÈNE
  865    Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
            Et le père par le fer, et la fille par la vue !
            Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
            Tu veux que je t'écoute, et tu me fais mourir !

DON RODRIGUE
            Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie
  870    De finir par tes mains ma déplorable vie ;
            Car enfin n'attends pas de mon affection
            Un lâche repentir pour une telle action.
            L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte
            Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
  875    Tu sais comme un affront touche un homme de cœur.
            J'avais part à l'outrage, j'en ai cherché l'auteur :
            Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père ;
            Je le ferais encore, si j'avais à le faire.
            Ce n'est pas qu'en effet, contre mon père et moi,
  880    Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi :
            Juge de son pouvoir : dans une telle offense
            J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.
            Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
            J'ai pensé qu'à son tour mon bras serait trop prompt,
  885    Je me suis accusé de trop de violence ;
            Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,
            À moins que d'opposer à tes plus nobles appas
            Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas ;
            Que malgré cette part que j'avais en ton âme,
  890    Qui m'aima généreux me haïrait infâme ;
            Qu'écouter ton amour, qu’obéir à sa voix,
            C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.
            Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire,
            Jusqu'à mon dernier souffle, je veux bien le redire :
  895    Je t'ai fait une offense, mais j'ai dû m'y porter
            Pour effacer ma honte, et pour te mériter ;
            Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père,
            C'est maintenant vers toi que je viens satisfaire :
            C'est pour t'offrir ma vie qu'en ce lieu tu me vois.
  900    J’ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
            Je sais que ton père mort t'arme contre mon crime ;
            Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime :
            Immole avec courage au sang qu'il a perdu
            Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.

CHIMÈNE
  905    Ah ! Rodrigue ! il est vrai, quoique ton ennemie,
            Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie ;
            Et, de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,
            Je ne t'accuse pas, je pleure mes malheurs.
            Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage,
  910    Demandait à l'ardeur d'un généreux courage :
            Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ;
            Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.
            Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ;
            Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :
  915    Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger,
            Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.
            Hélas ! ton intérêt ici me désespère.
            Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,
            Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
  920    L'unique allégement qu'elle eût pu recevoir ;
            Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes,
            Quand une main si chère eût essuyé mes larmes,
            Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ;
            Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
  925    Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine,
            Me force à travailler moi-même à ta ruine.
            Car enfin n'attends pas de mon affection
            De lâches sentiments pour cette punition.
            De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne,
  930    Ma générosité doit répondre à la tienne :
            Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi ;
            Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

DON RODRIGUE
            Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne :
            Il demande ma vie, et je te l'abandonne ;
  935    Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt,
            Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt.
            Attendre après mon crime une lente justice,
            C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.
            Je mourrai trop heureux mourant d'un coup si beau.

CHIMÈNE
  940    Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.
            Si tu m'offres ta vie, est-ce à moi de la prendre ?
            Attaquer, je la dois, mais tu dois la défendre ;
            C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir,
            Et poursuivre, je te dois et non pas te punir.

DON RODRIGUE
  945    De quoi qu'en ma faveur notre amour t'entretienne,
            Ta générosité doit répondre à la mienne ;
            Et pour venger un père emprunter d'autres bras,
            Ma Chimène, crois-moi, c'est n'y répondre pas :
            Ma main seule du mien a su venger l'offense,
  950    Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

CHIMÈNE
            Cruel ! à quel propos sur ce point t'obstiner ?
            Tu t'es vengé sans aide, et tu m'en veux donner !
            Je suivrai ton exemple, et j'ai trop de courage
            Pour souffrir qu'avec toi ma gloire se partage.
  955    Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
            Aux traits de ton amour, ni de ton désespoir.

DON RODRIGUE
            Rigoureux point d'honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
            Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
            Au nom de ton père mort, ou de notre amitié,
  960    Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
            Ton amant malheureux aura bien moins de peine
            À mourir par ta main qu'à vivre avec ta haine.

CHIMÈNE
            Va, je ne peux te haïr.

DON RODRIGUE
                                             Tu le dois.

CHIMÈNE
                                                                Je ne puis.

DON RODRIGUE
            Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
  965    Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
            Que ne publieront pas l'envie et l'imposture !
            Force-les au silence, et, sans plus discourir,
            Sauve ta renommée en me faisant mourir.

CHIMÈNE
            Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
  970    Et je veux que la voix de la plus noire envie
            Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
            Sachant que je t'adore et que je te poursuis.
            Va-t'en, ne montre plus à ma douleur extrême
            Ce qu'il me faut encore perdre et que j'aime.
  975    Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ ;
            Si l'on te voit sortir, mon honneur court hasard.
            La seule occasion qu'aura la médisance,
            C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence :
            Ne lui donne pas lieu d'attaquer ma vertu.

DON RODRIGUE
  980    Que je meure !

CHIMÈNE
                                    Va-t'en.

DON RODRIGUE
                                                       À quoi te résous-tu ?

CHIMÈNE
            Malgré des feux si beaux qui troublent ma colère,
            Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
            Mais, malgré la rigueur d'un si cruel devoir,
            Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

DON RODRIGUE
  985    Ô miracle d'amour !

CHIMÈNE
                                                      Ô comble de misère !

DON RODRIGUE
            Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

CHIMÈNE
            Rodrigue, qui l'eût cru ?

DON RODRIGUE
                                                    Chimène, qui l'eût dit ?

CHIMÈNE
            Que notre heur fût si proche, et sitôt se perdît ?

DON RODRIGUE
            Et que si près du port, contre toute apparence
  990    Un orage si prompt brisât notre espérance ?

CHIMÈNE
            Ah ! cruelles douleurs !

DON RODRIGUE
                                            Ah ! regrets superflus !

CHIMÈNE
            Va-t'en, encore une fois, je ne t'écoute plus.

DON RODRIGUE
            Adieu ; je vais traîner une mourante vie,
            Tant que par ta poursuite elle ne me soit ravie.

CHIMÈNE
  995    Si j'en obtiens l'effet, je t'engage ma foi
            De ne respirer pas un moment après toi.
            Adieu ; sors, et surtout garde bien qu'on te voie.

ELVIRE
            Madame, quelques maux que le ciel nous envoie...

CHIMENE
            Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer.

1000    Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.


SCÈNE V - DON DIÈGUE


DON DIÈGUE
            Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse :
            Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;
            Toujours quelques soucis en ces événements
            Troublent la pureté de nos contentements.
1005    Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte :
            Je nage dans la joie, et je tremble de crainte.
            J'ai vu mort l'ennemi qui m'avait outragé ;
            Et je ne saurais voir la main qui m'a vengé.
            En vain je m'y travaille, et d'un soin inutile,
1010    Tout cassé que je suis, je cours toute la ville :
            Ce peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur
            Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur.
            À toute heure, en tous lieux, dans une nuit si sombre,
            Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre ;
1015    Et mon amour, déçu par cet objet trompeur,
            Se forme des soupçons qui redoublent ma peur.
            Je ne découvre pas de marques de sa fuite ;
            Je crains du Comte mort les amis et la suite ;
            Leur nombre m'épouvante et confond ma raison.
1020    Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison.
            Justes cieux ! me trompé-je encore à l'apparence,
            Ou si je vois enfin mon unique espérance ?
            C'est lui, n'en doutons plus ; mes vœux sont exaucés,
            Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés.


SCÈNE VI - DON DIÈGUE, DON RODRIGUE


DON DIÈGUE
1025    Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

DON RODRIGUE
            Hélas !

DON DIÈGUE
                                Ne mêle pas de soupirs à ma joie ;
            Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
            Ma valeur n'a pas lieu de te désavouer ;
            Tu l'as bien imitée, et ton illustre audace
1030    Fait bien revivre en toi les héros de ma race ;
            C'est d'eux que tu descends, c'est de moi que tu viens ;
            Ton premier coup d'épée égale tous les miens ;
            Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée
            Par cette grande épreuve atteint ma renommée.
1035    Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur,
            Touche ces cheveux blancs à qui tu rends honneur ;
            Viens baiser cette joue, et reconnais la place
            Où fut empreint l'affront que ton courage efface.

DON RODRIGUE
            L'honneur vous en est dû ; je n’en pouvais pas moins
1040    Étant sorti de vous et nourri par vos soins.
            Je m'en tiens trop heureux, et mon âme est ravie
            Que mon coup d'essai plaise à qui je dois la vie ;
            Mais parmi vos plaisirs ne soyez pas jaloux
            Si je m'ose à mon tour satisfaire après vous.
1045    Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate ;
            Assez et trop longtemps votre discours le flatte.
            Je ne me repens pas de vous avoir servi ;
            Mais rendez-moi le bien que ce coup m'a ravi.
            Mon bras, pour vous venger, armé contre ma flamme,
1050    Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme.
            Ne me dites plus rien ; pour vous j'ai tout perdu :
            Ce que je vous devais, je vous l'ai bien rendu.

DON DIÈGUE
            Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire :
            Je t'ai donné la vie, et tu me rends la gloire ;
1055    Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour,
            D'autant plus maintenant je te dois de retour.
            Mais d'un cœur magnanime éloigne ce discours ;
            Nous n'avons qu'un honneur, et il est tant d’amours!
            L'amour n'est qu'un plaisir, mais l'honneur, un devoir.

DON RODRIGUE
1060    Ah ! que me dites-vous ?

DON DIÈGUE
                                                      Ce que tu dois savoir.

DON RODRIGUE
            Mon honneur offensé sur moi-même se venge ;
            Et vous m'osez pousser à la honte du change !
            L'infamie est pareille, et suit également
            Le guerrier sans courage et le perfide amant.
1065    À ma fidélité ne faites pas d'injures ;
            Souffrez-moi généreux sans me rendre parjure ;
            Mes liens sont trop forts pour être ainsi rompus ;
            Ma foi m'engage encore si je n'espère plus ;
            Et, ne pouvant quitter ni posséder Chimène,
1070    Le trépas que je cherche est ma plus douce peine.

DON DIÈGUE
            Il n'est pas temps encore de chercher le trépas :
            Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
            La flotte qu'on craignait, dans ce grand fleuve entrée,
            Croit surprendre la ville et piller la contrée.
1075    L’ennemi va descendre, et le flux et la nuit
            Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit.
            La cour est en désordre, et le peuple en alarmes ;
            On n'entend que des cris, on ne voit que des larmes.
            Dans ce malheur public, mon bonheur a permis
1080    Que j'ai trouvé chez moi cinq cents de mes amis,
            Qui, sachant mon affront, poussés d'un même zèle,
            Se venaient tous offrir à venger ma querelle.
            Tu les as prévenus ; mais leurs courages vaillants
            Se tremperont bien mieux au sang des assaillants.
1085    Va marcher à leur tête où l'honneur te demande ;
            C'est toi que veut pour chef leur généreuse bande.
            De ces vieux ennemis va soutenir l'abord :
            Là, si tu veux mourir, trouve une belle mort,
            Prends-en l'occasion, puisqu'elle t'en est offerte ;
1090    Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ;
            Mais reviens-en plutôt les palmes sur le front.
            Ne borne pas ta gloire à venger un affront,
            Porte-la plus avant, force par ta vaillance
            Ce monarque au pardon, et Chimène au silence ;
1095    Si tu l'aimes, apprends que revenir vainqueur
            C'est l'unique moyen de regagner son cœur.
            Mais le temps est trop cher pour le perdre en paroles ;
            Je t'arrête ce discours, et je veux que tu voles.
            Viens, suis-moi, va combattre, et montrer à ton roi
1100    Que ce qu'il perd au Comte il le recouvre en toi.


ACTE IV



SCÈNE PREMIÈRE - CHIMÈNE, ELVIRE


CHIMÈNE
            N'est-ce pas un faux bruit ? le sais-tu bien, Elvire ?

ELVIRE
            Vous ne croiriez jamais comme chacun l'admire,
            Et porte jusqu'au ciel, d'une commune voix,
            De ce jeune héros les glorieux exploits.
1105    L’ennemi devant lui n'a paru qu'à sa honte ;
            Son abord fut bien prompt sa fuite encore plus prompte 
            Trois heures de combat laissent à nos guerriers
            Une victoire entière et deux rois prisonniers.
            La valeur de leur chef ne trouvait pas d'obstacles.

CHIMÈNE
1110    Et la main de Rodrigue a fait tous ces miracles ?

ELVIRE
            De ses nobles efforts ces deux rois sont le prix ;
            Sa main les a vaincus, et sa main les a pris.

CHIMÈNE
            De qui peux-tu savoir ces nouvelles étranges ?

ELVIRE
            Du peuple qui partout fait sonner ses louanges,
1115    Le nomme de sa joie et l'objet et l'auteur,
            Son ange tutélaire et son libérateur.

CHIMÈNE
            Et le Roi, de quel oeil voit-il tant de vaillance ?

ELVIRE
            Rodrigue n'ose encore paraître en sa présence ;
            Mais don Diègue ravi lui présente enchaînés,
1120    Au nom de ce vainqueur, ces captifs couronnés,
            Et demande pour grâce à ce généreux prince
            Qu'il daigne voir la main qui sauve la province.

CHIMÈNE
            Mais n'est-il pas blessé ?

ELVIRE
                                                     Je n'en ai rien appris.
            Vous changez de couleur ! reprenez vos esprits.

CHIMÈNE
1125    Reprenons donc aussi ma colère affaiblie :
            Pour avoir soin de lui faut-il que je m'oublie ?
            On le vante, on le loue, et mon cœur y consent !
            Mon honneur est muet, mon devoir impuissant !
            Silence, mon amour, laisse agir ma colère :
1130    S'il a vaincu deux rois, il a tué mon père ;
            Ces tristes vêtements, où je lis mon malheur
            Sont les premiers effets qu'ait produit sa valeur ;
            Et quoi qu'on dise ailleurs d'un cœur si magnanime,
            Ici tous les objets me parlent de son crime..
1135    Vous qui rendez la force à mes ressentiments,
            Voiles, crêpes, habits, lugubres ornements,
            Pompe que me prescrit sa première victoire,
            Contre ma passion soutenez bien ma gloire ;
            Et lorsque mon amour prendra trop de pouvoir,
1140    Parlez à mon esprit de mon triste devoir,
            Attaquez sans rien craindre une main triomphante.

ELVIRE
            Modérez ces transports, voici venir l'Infante.


SCÈNE II - L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE


L'INFANTE
            Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ;
            Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

CHIMÈNE
1145    Prenez bien plutôt part à la commune joie,
            Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie,
            Madame, autre que moi n'a droit de soupirer.
            Le péril dont Rodrigue a su nous retirer,
            Et le salut public que vous rendent ses armes,
1150    À moi seule aujourd'hui souffrent encore les larmes :
            Il a sauvé la ville, il a servi son roi ;
            Et son bras valeureux n'est funeste qu'à moi.

L'INFANTE
            Ma Chimène, il est vrai qu'il a fait des merveilles.

CHIMÈNE
            Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
1155    Et je l'entends partout publier hautement
            Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L'INFANTE
            Qu'a de fâcheux pour toi ce discours populaire ?
            Ce jeune Mars qu'il loue a su jadis te plaire ;
            Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ;
1160    Et vanter sa valeur, c'est honorer ton choix.

CHIMÈNE
            Chacun peut la vanter avec quelque justice,
            Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
            On aigrit ma douleur en l'élevant si haut :
            Je vois ce que je perds quand je vois ce qu'il vaut.
1165    Ah ! cruels déplaisirs à l'esprit d'une amante !
            Plus j'apprends son mérite, et plus mon feu s'augmente
            Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
            Et malgré mon amour va poursuivre sa mort.

L'INFANTE
            Hier ce devoir te mit en une haute estime ;
1170    L'effort que tu fis parut si magnanime,
            Si digne d'un grand cœur, que chacun à la cour
            Admirait ton courage et plaignait ton amour.
            Mais croirais-tu l'avis d'une amitié fidèle ?

CHIMÈNE
            Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L'INFANTE
1175    Ce qui fut juste alors ne l'est plus aujourd'hui.
            Rodrigue maintenant est notre unique appui,
            L'espérance et l'amour d'un peuple qui l'estime,
            Le soutien de Castille, et la terreur du crime.
            Le Roi même est d'accord de cette vérité,
1180    Que ton père en lui seul se voit ressuscité ;
            Et si tu veux enfin qu'en deux mots je m'explique,
            Tu poursuis en sa mort la ruine publique.
            Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis
            De livrer sa patrie aux mains des ennemis ?
1185    Contre nous ta poursuite est-elle légitime ?
            Et pour être punis avons-nous part au crime ?
            Ce n'est pas qu'après tout tu doives épouser
            Celui qu'un père mort t'obligeait d'accuser :
            Je te voudrais moi-même en arracher l'envie :
1190    Ôte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

CHIMÈNE
            Ah ! ce n'est pas à moi d'avoir tant de bonté ;
            Le devoir qui m'aigrit n'a rien de limité.
            Quoique pour ce vainqueur mon amour s'intéresse,
            Quoiqu'un peuple l'adore et qu'un roi le caresse,
1195    Qu'il soit environné des plus vaillants guerriers,
            J'irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.

L'INFANTE
            C'est générosité quand, pour venger un père,
            Notre devoir attaque l’être le plus cher ;
            Mais c'en est une encore d'un plus illustre rang,
1200    Quand on donne au public les intérêts du sang.
            Non, crois-moi, c'est assez que d'éteindre ta flamme :
            Il sera trop puni s'il n'est plus dans ton âme.
            Que le bien du pays t'impose cette loi :
            Aussi bien que crois-tu que t'accorde le Roi ?

CHIMÈNE
1205    Il peut me refuser, mais je ne puis me taire.

L'INFANTE
            Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire.
            Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.

CHIMÈNE
            Après mon père mort, je n'ai pas à choisir.


SCÈNE III - DON FERNAND, DON DIÈGUE,  DON ARIAS, DON RODRIGUE, DON SANCHE


DON FERNAND
            Généreux héritier d'une illustre famille,
1210    Qui fut toujours la gloire et l'appui de la Castille,
            Race de tant d'aïeux en valeur signalés,
            Que l'essai de la tienne a sitôt égalés,
            Pour te récompenser ma force est trop petite ;
            Et j'ai moins de pouvoir que tu n'as de mérite...
1215    Le pays délivré d'un si rude ennemi,
            Mon sceptre dans ma main par la tienne affermi,
            Et l’étranger défait avant qu'en ces alarmes
            J'eusse pu donner ordre à repousser leurs armes,
            Ne sont pas des exploits qui laissent à ton roi
1220    Le moyen ni l'espoir de s'acquitter vers toi.
            Mais deux rois tes captifs feront ta récompense :
            Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence.
            Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur,
            Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur.
1225    Sois désormais le Cid; qu'à ce grand nom tout cède;
            Qu'il comble d'épouvante et Grenade et Tolède,
            Et qu'il marque à tous ceux qui vivent sous mes lois
            Et ce que tu me vaux, et ce que je te dois.

DON RODRIGUE
            Que votre majesté, Sire, épargne ma honte.
1230    D'un si faible service elle fait trop de conte,
            Et me force à rougir devant un si grand roi
            De mériter si peu l'honneur que j'en reçois.
            Je sais trop que je dois au bien de votre empire
            Et le sang qui m'anime, et l'air que je respire ;
1235    Et quand je les perdrai pour un si digne objet,
            Je ferai seulement le devoir d'un sujet.

DON FERNAND
            Tous ceux que ce devoir à mon service engage
            Ne s'en acquittent pas avec même courage ;
            Et lorsque la valeur ne va pas dans l'excès,
1240    Elle ne produit jamais de si rares succès.
            Souffre donc qu'on te loue, et de cette victoire
            Apprends-moi plus au long la véritable histoire.

DON RODRIGUE
            Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,
            Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
1245    Une troupe d'amis chez mon père assemblée
            Sollicita mon âme encore toute troublée...
            Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
            Si j'osai l'employer sans votre autorité :
            Le péril approchait ; leur brigade était prête ;
1250    Me montrant à la cour, je m’hasardais peut-être.
            Et s'il fallait me perdre, il m'était bien plus doux
            De sortir de la vie en combattant pour vous.

DON FERNAND
            J'excuse ta chaleur à venger ton offense ;
            Et l'État défendu me parle en ta défense :
1255    Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
            Je ne l'écoute plus que pour la consoler.
            Mais poursuis.

DON RODRIGUE
                                 Sous moi donc cette troupe s'avance,
            Et porte sur le front une mâle assurance.
            Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
1260    Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
            Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
            Les plus épouvantés reprenaient de courage !
            J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
            Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
1265    Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
            Brûlant d'impatience, autour de moi demeure,
            Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit
            Passe une bonne part d'une si belle nuit.
            Par mon commandement la garde en fait de même,
1270    Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
            Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
            L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
            Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
            Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
1275    L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
            L’ennemi et la mer montent jusques au port.
            On les laisse passer ; tout leur parait tranquille ;
            Pas de soldats au port, ni aux murs de la ville.
            Notre profond silence abusant leurs esprits,
1280    Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris ;
            Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
            Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
            Nous nous levons alors, et tous en même temps
            Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
1285    Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
            Ils paraissent armés, les assaillants confondent,
            L'épouvante les prend à demi descendus ;
            Avant que de combattre ils s'estiment perdus.
            Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
1290    Nous les pressons sur l'eau nous les pressons sur terre
            Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
            Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.
            Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,
            Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient :
1295    La honte de mourir sans avoir combattu
            Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
            Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées ;
            De notre sang au leur font d'horribles mêlées.
            Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
1300    Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
            Ô combien d'actions, combien d'exploits célèbres
            Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
            Où chacun seul témoin des grands coups qu'il donnait
            Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
1305    J'allais de tous côtés encourager les nôtres,
            Faire avancer les uns et soutenir les autres,
            Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
            Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.
            Mais enfin sa clarté montre notre avantage ;                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               1310    L’ennemi voit sa perte, et perd soudain courage :
            Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
            L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
            Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
            Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
1315    Font retraite en tumulte, et sans considérer
            Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
            Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte ;
            Le flux les apporta, le reflux les remporte ;
            Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
1320    Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
            Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
            À se rendre moi-même en vain je les convie :
            L’arme sanglante au poing, ils ne m'écoutent pas ;
            Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
1325    Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
            Ils demandent le chef ; je m’avance, ils se rendent.
            Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
            Et le combat cessa faute de combattants.
            C'est de cette façon que pour votre service...


SCÈNE IV - DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON   RODRIGUE, DON ARIAS,  DON SANCHE , LEONOR


LEONOR
1330    Sire, Chimène vient vous demander justice.

DON FERNAND
            La fâcheuse nouvelle, et l'importun devoir !
            Va, je ne la veux pas obliger à te voir.
            Pour tous remerciements il faut que je te chasse :
            Mais avant que sortir, viens, que ton roi t'embrasse.

(Don Rodrigue rentre.)

DON DIÈGUE
1335    Chimène le poursuit, et voudrait le sauver.

DON FERNAND
            On m'a dit qu'elle l'aime, et je vais l'éprouver.
            Montrez un oeil plus triste.


SCÈNE V - DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS, DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE


DON FERNAND
                                                     Enfin soyez contente,
            Chimène, le succès répond à votre attente:
            Si de nos ennemis Rodrigue a le dessus,
1340    Il est mort à nos yeux des coups qu'il a reçus ;
            Rendez grâce au ciel qui vous en a vengée.

(À Don Diègue.)
            Voyez comme déjà sa couleur est changée.

DON DIÈGUE
            Mais voyez qu'elle pâme, et d'un amour parfait,
            Dans cette pâmoison, Sire, admirez l'effet.
1345    Sa douleur a trahi les secrets de son âme,
            Et ne vous permet plus de douter de sa flamme.

CHIMÈNE
            Quoi ! Rodrigue est donc mort ?

DON FERNAND
                                              Non, non, il voit le jour,
            Et te conserve encore un immuable amour :
            Calme cette douleur qui pour lui s'intéresse.

CHIMÈNE
1350    Sire, on pâme de joie, ainsi que de tristesse :
            Un excès de plaisirs nous rend tout languissants ;
            Et quand il surprend l'âme, il accable les sens.

DON FERNAND
            Tu veux qu'en ta faveur nous croyions l'impossible ?
            Chimène, ta douleur a paru trop visible.

CHIMÈNE
1355    Eh bien ! Sire, ajoutez ce comble à mon malheur,
            Nommez ma pâmoison l'effet de ma douleur :
            Un juste déplaisir à ce point m'a réduite ;
            Son trépas dérobait son crime à ma poursuite ;
            S'il meurt des coups reçus pour le bien du pays,
1360    Ma vengeance est perdue et mes desseins trahis :
            Une si belle fin m'est trop injurieuse.
            Je demande sa mort, mais non pas glorieuse,
            Non pas dans un éclat qui l'élève si haut,
            Non pas au lit d'honneur, mais sur un échafaud ;
1365    Qu'il meurt pour mon père, et non pour la patrie ;
            Que son nom soit taché, sa mémoire flétrie.
            Mourir pour le pays n'est pas un triste sort ;
            C'est s'immortaliser par une belle mort.
            J'aime donc sa victoire, et je le puis sans crime ;
1370    Elle assure l'État, et me rend ma victime,
            Mais noble, mais fameuse entre tous les guerriers,
            La tête, au lieu de fleurs, couronnée de lauriers ;
            Et pour dire en un mot ce que j'en considère,
            Digne d'être immolée aux mânes de mon père...
1375    Hélas ! à quel espoir me laissé-je emporter !
            Rodrigue de ma part n'a rien à redouter ;
            Que pourraient contre lui des larmes qu'on méprise ?
            Pour lui tout votre empire est un lieu de franchise ;
            Là, sous votre pouvoir, tout lui devient permis ;
1380    Il triomphe de moi comme des ennemis,
            Dans leur sang répandu la justice étouffée
            Aux crimes du vainqueur sert d'un nouveau trophée ;
            Nous en croissons la pompe, et le mépris des lois
            Nous fait suivre son char au milieu de deux rois.

DON FERNAND
1385    Ma fille, ces transports ont trop de violence.
            Quand on rend la justice, on met tout en balance :
            On a tué ton père, il était l'agresseur ;
            Et la même équité m'ordonne la douceur.
            Avant que d'accuser ce que j'en fais paraître,
1390    Consulte bien ton cœur : Rodrigue en est le maître.
            Et ta flamme en secret rend grâces à ton roi,
            Dont la faveur conserve un tel amant pour toi.

CHIMÈNE
            Pour moi ! mon ennemi ! l'objet de ma colère !
            L'auteur de mes malheurs ! l'assassin de mon père !
1395    De ma juste poursuite on fait si peu de cas
            Qu'on me croit obliger en ne m'écoutant pas !
            Puisque vous refusez la justice à mes larmes,
            Sire, permettez-moi de recourir aux armes ;
            C'est par là seulement qu'il a su m'outrager,
1400    Et c'est aussi par là que je me dois venger.
            À tous vos cavaliers je fais une requête ;
            Oui, qu'un d'eux me venge, et je suis sa conquête ;
            Qu'ils le combattent, Sire; et le combat fini,
            J'épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni.
1405    Sous votre autorité souffrez qu'on le publie.

DON FERNAND
            Cette vieille coutume en ces lieux établie,
            Sous couleur de punir un injuste attentat,
            Des meilleurs combattants en affaiblit l’État ;
            Souvent de cet abus le succès déplorable
1410    Opprime l'innocent et soutient le coupable.
            J'en dispense Rodrigue : il m'est trop précieux
            Pour l'exposer aux coups d'un sort capricieux ;
            Et quoi qu'ait pu commettre un cœur si magnanime
            L’ennemi en fuyant a emporté son crime.

DON DIÈGUE
1415    Quoi ! Sire, pour lui seul vous renversez des lois
            Qu'a vu toute la cour observer tant de fois !
            Que croira votre peuple, et que dira l'envie,
            Si sous votre défense il ménage sa vie,
            Et s'en fait un prétexte à ne paraître pas
1420    Où tous les gens d'honneur cherchent un beau trépas ?
            De pareilles faveurs terniraient trop sa gloire :
            Qu'il goûte sans rougir les fruits de sa victoire.
            Le Comte eut de l'audace, il a su l’en punir :
            En homme brave, il l’a fait et le doit maintenir.

DON FERNAND
1425    Puisque vous le voulez, j'accorde qu'il le fasse :
            Mais d'un guerrier vaincu mille prendraient la place,
            Et le prix que Chimène au vainqueur a promis
            De tous mes cavaliers feraient ses ennemis :
            L'opposer seul à tous serait trop d'injustice ;
1430    Il suffit qu'une fois il entre dans la lice.
            Choisis qui tu voudras, Chimène, et choisis bien ;
            Mais après ce combat ne demande plus rien.

DON DIÈGUE
            N'excusez pas par là ceux que son bras étonne ;
            Laissez un champ ouvert où n'entrera personne.
1435    Après ce que Rodrigue a fait voir aujourd'hui,
            Quel courage assez vain s'oserait prendre à lui ?
            Qui se hasarderait contre un tel adversaire ?
            Qui serait ce vaillant, ou bien ce téméraire ?

DON SANCHE
            Faites ouvrir le champ : vous voyez l'assaillant ;
1440    Je suis ce téméraire, ou plutôt ce vaillant.
            Accordez cette grâce à l'ardeur qui me presse.
            Madame, vous savez quelle est votre promesse.

DON FERNAND
            Chimène, remets-tu ta querelle en sa main ?

CHIMÈNE
            Sire, je l'ai promis.

DON FERNAND
                                                Soyez prêt à demain.

DON DIÈGUE
1445    Non, Sire, il ne faut pas différer davantage :
            On est toujours trop prêt quand on a du courage.

DON FERNAND
            Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant !

DON DIÈGUE
            Rodrigue a pris haleine en vous la racontant.

DON FERNAND
            Du moins une heure ou deux je veux qu'il se délasse ;
1450    Mais de peur qu'en exemple un tel combat ne passe,
            Pour témoigner à tous qu'à regret je permets
            Un procédé sanglant qui ne me plut jamais,
            De moi ni de ma cour il n'aura la présence.
                             (Il parle à Don Arias.)
            Vous seul des combattants jugerez la vaillance.
1455    Ayez soin que tous deux fassent en gens de cœur,
            Et, le combat fini, m'amenez le vainqueur.
            Qui qu'il soit, même prix est acquis à sa peine ;
            Je le veux de ma main présenter à Chimène,
            Et que pour récompense il reçoive sa foi.

CHIMÈNE
1460    Quoi ! Sire, m'imposer une si dure loi !

DON FERNAND
            Tu t'en plains; mais ton feu, loin d'avouer ta plainte,
            Si Rodrigue est vainqueur, l'accepte sans contrainte.
            Cesse de murmurer contre un arrêt si doux ;
            Qui que ce soit des deux, j'en ferai ton époux.


 

 

ACTE V
 


SCÈNE PREMIÈRE - DON RODRIGUE, CHIMÈNE


CHIMÈNE

1465    Quoi Rodrigue en plein jour d'où te vient cette audace 
            Va, tu me perds d'honneur ; retire-toi, de grâce.

DON RODRIGUE
            Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
            Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
            Cet immuable amour qui sous vos lois m'engage
1470    N'ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

CHIMÈNE
            Tu vas mourir !

DON RODRIGUE
                                         Je cours à ces heureux moments
            Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

CHIMÈNE
            Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
            Qu'il donne l'épouvante à ce cœur indomptable ?
1475    Qui t'a rendu si faible ? ou qui le rend si fort ?
            Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
            Celui qui n'a pas craint ni mon père, ni la guerre,
            Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
            Ainsi donc au besoin ton courage s'abat ?

DON RODRIGUE
1480    Je cours au supplice, et non pas au combat ;
            Et ma fidèle ardeur sait bien m'ôter l'envie,
            Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.
            J'ai toujours même cœur ; mais je n'ai pas de bras
            Quand il faut conserver ce qui ne vous plaît pas ;
1485    Et déjà cette nuit m'aurait été mortelle,
            Si j’eusse combattu pour ma seule querelle ;
            Mais défendant mon roi, son peuple et mon pays,
            À me défendre mal je les aurais trahis.
            Mon esprit généreux ne hait pas tant la vie,
1490    Qu'il en veuille sortir par une perfidie.
            Maintenant qu'il s'agit de mon seul intérêt,
            Vous demandez ma mort, j'en accepte l'arrêt.
            Votre ressentiment choisit la main d'un autre
            Je ne méritais pas de mourir de la vôtre :
1495    On ne me verra pas en repousser les coups ;
            Je dois plus de respect à qui combat pour vous,
            Et ravi de penser que c'est de vous qu'ils viennent,
            Puisque c'est votre honneur que ses armes soutiennent
            Je vais lui présenter tout mon flanc, grand ouvert,
1500    Adorant de sa main la vôtre qui me perd.

CHIMÈNE
            Si d'un triste devoir la juste violence,
            Qui me fait malgré moi poursuivre ta vaillance,
            Prescrit à ton amour une si forte loi,
            Qu'il te rend sans défense à qui combat pour moi,
1505    En cet aveuglement ne perds pas la mémoire
            Qu'ainsi que de ta vie il y va de ta gloire,
            Et que, dans quelque éclat que Rodrigue ait vécu,
            Quand on le saura mort, on le croira vaincu.
            Ton honneur t'est plus cher que je ne te suis chère,
1510    Puisque vil assassin il te rend, de mon père,
            Et te fait renoncer, malgré ta passion,
            À l'espoir le plus doux de ma possession :
            Je t'en vois cependant faire si peu de conte,
            Que sans rendre combat tu veux qu'on te surmonte.
1515    Quelle inégalité ravale ta vertu ?
            Pourquoi ne l'as-tu plus ? ou pourquoi l'avais-tu ?
            Quoi ! n'es-tu généreux que pour me faire outrage ?
            S'il ne faut m'offenser, n'as-tu pas de courage ?
            Et traites-tu mon père avec tant de rigueur,
1520    Qu'après l'avoir vaincu, souffres-tu un vainqueur ?
            Va, sans vouloir mourir, laisse-moi te poursuivre,
            Et défends ton honneur, si tu veux ne plus vivre.

DON RODRIGUE
            Après la mort du Comte, et l’ennemi défait,
            Faudrait-il à ma gloire encore d'autres effets ?
1525    Elle peut dédaigner le soin de me défendre ;
            On sait que mon courage ose tout entreprendre,
            Que ma valeur peut tout, et que dessous les cieux,
            Auprès de mon honneur, rien ne m'est précieux.
            Non, non, en ce combat, quoi que vous veuillez croire,
1530    Rodrigue peut mourir sans hasarder sa gloire,
            Sans qu'on l'ose accuser d'avoir manqué de cœur,
            Sans passer pour vaincu, sans souffrir un vainqueur.
            On dira seulement : « Il adorait Chimène ;
            Il n'a pas voulu vivre et mériter sa haine ;
1535    Il a cédé lui-même à la rigueur du sort
            Qui forçait son amour à poursuivre sa mort :
            Elle voulait sa vie ; et son cœur magnanime,
            S'il l'en eût refusée, eût pensé faire un crime.
            Pour venger son honneur, il perdit son amour,
1540    Pour venger son amour, il a quitté le jour,
            Préférant, quelque espoir qu'eût on âme asservie,
            Son honneur à Chimène, et Chimène à sa vie. »
            Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat,
            Loin d'obscurcir ma gloire, en rehausser l'éclat ;
1545    Et cet honneur suivra mon trépas volontaire,
            Que tout autre que moi n'eût pu vous satisfaire.

CHIMÈNE
            Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,
            Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
            Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche,
1550    Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche ;
            Combats pour m'affranchir d'une condition
            Qui me donne à l'objet de mon aversion.
            Te dirai-je encore plus ? va, songe à ta défense,
            Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;
1555    Et si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
            Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
            Adieu : ce mot lâché me fait rougir de honte.

 

DON RODRIGUE    (seul)
            Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ?
            Paraissez, Navarrais, gentilshommes castillans                                                                                    1560    Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants ;
            Unissez-vous ensemble, et faites une armée,
            Pour combattre une main de la sorte animée :
            Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ;
            Pour en venir à bout, c'est trop peu que de vous.


SCÈNE II - L'INFANTE


L'INFANTE
1565    T'écouterai-je encore, respect de ma naissance,
                    Qui fais un crime de mes feux ?
            T'écouterai-je, amour, dont la douce puissance
            Contre ce fier tyran fait révolter mes vœux ?
                     Pauvre princesse, auquel des deux
1570                 Dois-tu prêter obéissance ?
            Rodrigue, ta valeur te rend digne de moi ;
            Mais, pour être vaillant, tu n'es pas fils de roi.

            Impitoyable sort, dont la rigueur sépare
                         Ma gloire d'avec mes désirs,
1575    Est-il dit que le choix d'une vertu si rare
            Coûte à ma passion de si grands déplaisirs ?
                        Ô cieux ! à combien de soupirs
                        Faut-il que mon cœur se prépare,
            Si jamais il n'obtient sur un si long tourment
1580    Ni d'éteindre l'amour, ni d'accepter l'amant ?

            Mais c'est trop de scrupule, et ma raison s'étonne
                      Du mépris d'un si digne choix :
            Bien qu'aux monarques seuls ma naissance me donne,
            Rodrigue, avec honneur je vivrai sous tes lois.
1585               Après avoir vaincu deux rois,
            Pourrais-tu manquer de couronne ?
            Et ce grand nom de Cid que tu viens de gagner
            Ne fait-il pas trop voir sur qui tu dois régner ?

            Il est digne de moi, mais il est à Chimène ;
1590                Le don que j'en ai fait me nuit.
            Entre eux la mort d'un père a si peu mis de haine,
            Que le devoir du sang à regret le poursuit :
                      Ainsi n'espérons aucun fruit
                      De son crime, ni de ma peine,
1595    Puisque pour me punir le destin a permis
            Que l'amour dure même entre deux ennemis.


SCÈNE III - L'INFANTE, LÉONOR


L'INFANTE
            Où viens-tu, Léonor ?

LÉONOR
                                           Vous applaudir, Madame,
            Sur le repos qu'enfin a retrouvé votre âme.

L'INFANTE
            D'où viendrait ce repos dans un comble d'ennui ?

LÉONOR
1600    Si l'amour vit d'espoir, et s'il meurt avec lui,
            Rodrigue ne peut plus charmer votre courage.
            Vous savez le combat où Chimène l'engage ;
            Puisqu'il faut qu'il y meure, ou qu'il soit son mari,
            Votre espérance est morte, et votre esprit guéri.

L'INFANTE
1605    Ah ! qu'il s'en faut encore !

LÉONOR
                                            Que pouvez-vous prétendre?

L'INFANTE
            Mais plutôt quel espoir me pourrais-tu défendre ?
            Si Rodrigue combat sous ces conditions,
            Pour en rompre l'effet j'ai trop d'inventions.
            L'amour, ce doux auteur de mes cruels supplices,
1610    Aux esprits des amants apprend trop d'artifices.

LÉONOR
            Pourrez-vous quelque chose, après qu'un père mort
            N'a pu dans leurs esprits allumer de discord ?
            Car Chimène aisément montre, par sa conduite,
            Que la haine aujourd'hui ne fait pas sa poursuite.
1615    Elle obtient un combat, et pour son combattant
            C'est le premier offert qu'elle accepte à l'instant :
            Elle n'a pas recours à ces mains généreuses
            Que tant d'exploits fameux rendent si glorieuses ;
            Don Sanche lui suffit, et mérite son choix
1620    Parce qu'il va s'armer pour la première fois ;
            Elle aime en ce duel son peu d'expérience ;
            Comme il est sans renom, elle est sans défiance ;
            Et sa facilité vous doit bien faire voir
            Qu'elle cherche un combat qui force son devoir,
1625    Qui livre à son Rodrigue une victoire aisée,
            Et l'autorise enfin à paraître apaisée.

L'INFANTE
            Je le remarque assez, et toutefois mon cœur
            À l'envie de Chimène adore ce vainqueur.
            À quoi me résoudrai-je, amante infortunée ?

LÉONOR
1630    À vous mieux souvenir de qui vous êtes née ;
            Le ciel vous doit un roi, vous aimez un sujet !

L'INFANTE
            Mais, mon inclination a bien changé d'objet.
            Je n'aime plus Rodrigue, un simple gentilhomme ;
            Non, ce n'est plus ainsi que mon amour le nomme ;
1635    Si j'aime, c'est l'auteur de tant de beaux exploits,
            C'est le valeureux Cid, le maître de deux rois.
            Je me vaincrai pourtant, non de peur d'aucun blâme,
            Mais pour ne pas troubler une si belle flamme ;
            Et quand pour m'obliger on l'aurait couronné,
1640    Je ne reprends jamais un bien que j'ai donné.
            Puisqu'en un tel combat sa victoire est certaine,
            Allons encore une fois le donner à Chimène.
            Et toi, qui sais les traits dont mon cœur est percé,
            Viens me voir achever ce que j'ai commencé.


 

 

SCÈNE IV - CHIMÈNE, ELVIRE


CHIMÈNE

1645    Elvire, que je souffre ! et que je suis à plaindre !
            Je ne sais qu'espérer ; et je vois tout à craindre ;
            Aucun vœu ne m'échappe où j'ose consentir ;
            Je ne souhaite rien sans un prompt repentir.
            À deux rivaux pour moi je fais prendre les armes :
1650    Le plus heureux succès me coûtera des larmes ;
            Et quoi qu'en ma faveur en ordonne le sort,
            Mon père est sans vengeance, ou mon amant est mort.

ELVIRE
            D'un et d'autre côté, je vous vois soulagée :
            Ou vous avez Rodrigue, ou vous êtes vengée ;
1655    Et quoi que le destin puisse ordonner de vous,
            Il soutient votre gloire, et vous donne un époux.

CHIMÈNE
            Quoi ! l'objet de ma haine, ou de tant de colère !
            L'assassin de Rodrigue, ou celui de mon père !
            De tous les deux côtés on me donne un mari
1670    Encore tout teint du sang que j'ai le plus chéri ;
            De tous les deux côtés mon âme se rebelle :
            Je crains plus que la mort la fin de ma querelle.
            Allez, vengeance, amour, qui troublez mes esprits,
            Vous n'avez pas pour moi de douceurs à ce prix ;
1665    Et toi, puissant moteur du destin qui m'outrage,
            Termine ce combat sans aucun avantage,
            Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur.

ELVIRE
            Ce serait vous traiter avec trop de rigueur.
            Ce combat pour votre âme est un nouveau supplice,
1670    S'il vous laisse obligée à demander justice,
            À témoigner toujours ce haut ressentiment,
            Et poursuivre toujours la mort de votre amant.
            Madame, il vaut bien mieux que sa rare vaillance,
            Lui couronnant le front, vous impose silence ;
1675    Que la loi du combat étouffe vos soupirs,
            Et que le Roi vous force à suivre vos désirs.

CHIMÈNE
            Quand il sera vainqueur, crois-tu que je me rende ?
            Mon devoir est trop fort, et ma perte est trop grande ;
            Et ce n'est pas assez, pour leur faire la loi,
1680    Que celle du combat et le vouloir du Roi.
            Il peut vaincre don Sanche avec fort peu de peine,
            Mais non pas avec lui la gloire de Chimène ;
            Et quoi qu'à sa victoire un monarque ait promis,
            Mon honneur lui fera mille autres ennemis.

ELVIRE
1685    Gardez, pour vous punir de cet orgueil étrange,
            Que le ciel à la fin ne souffre qu'on vous venge.
            Quoi ! vous voulez encore refuser le bonheur
            De pouvoir maintenant vous taire avec honneur ?
            Que prétend ce devoir, et qu'est-ce qu'il espère ?
1690    La mort de votre amant vous rendra-t-elle un père ?
            Est-ce trop peu pour vous que d'un coup de malheur ?
            Faut-il perte sur perte, et douleur sur douleur ?
            Allez, dans le caprice où votre humeur s'obstine,
            Vous ne méritez pas l'amant qu'on vous destine ;
1695    Et nous verrons du ciel l'équitable courroux
            Vous laisser, par sa mort, don Sanche pour époux.

CHIMÈNE
            Elvire, c'est assez des peines que j'endure,
            Ne les redouble pas de ce funeste augure.
            Je veux, si je le puis, les éviter tous les deux ;
1700    Sinon, en ce combat Rodrigue a tous mes vœux :
            Non qu'une folle ardeur de son côté me penche ;
            Mais, s'il était vaincu, je serais à don Sanche.
            Et cette appréhension fait naître mon souhait...
            Que vois-je, malheureuse ? Elvire, c'en est fait.


SCÈNE V - DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE


DON SANCHE
1705    Obligé d'apporter à vos pieds cette épée...

CHIMÈNE
            Quoi ! du sang de Rodrigue encore toute trempée ?
            Perfide, oses-tu bien te montrer à mes yeux,
            Après m'avoir ôté ce que j'aimais le mieux ?
            Éclate, mon amour, tu n'as plus rien à craindre :
1710    Mon père est satisfait, cesse de te contraindre ;
            Un même coup a mis ma gloire en sûreté,
            Mon âme au désespoir, ma flamme en liberté.

DON SANCHE
            D'un esprit plus rassis...

CHIMÈNE
                                                  Tu me parles encore,
            Exécrable assassin d'un héros que j'adore !
1715    Va, tu l'as pris en traître ; un guerrier si vaillant
            N'eût jamais succombé sous un tel assaillant.
            N'espère rien de moi, tu ne m'as pas servie !
            En croyant me venger, tu m'as ôté la vie.

DON SANCHE
            Étrange impression, qui, loin de m'écouter...

CHIMÈNE
1720    Veux-tu que de sa mort je t'écoute vanter,
            Que j'entende à loisir avec quelle insolence
            Tu peindras son malheur, mon crime et ta vaillance ?


SCÈNE VI - DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS,    DON SANCHE, CHIMÈNE, ELVIRE


CHIMÈNE
            Sire, il n'est plus besoin de vous dissimuler
            Ce que tous mes efforts ne vous ont pu celer.
1725    J'aimais, vous l'avez su ; mais, pour venger mon père,
            J'ai bien voulu proscrire, l’être le plus cher :
            Votre majesté, Sire, elle-même a pu voir
            Comme j'ai fait céder mon amour au devoir.
            Enfin Rodrigue est mort, mais sa mort m'a changée
1730    D'implacable ennemie en amante affligée.
            J'ai dû cette vengeance à qui m'a mise au jour,
            Et je dois maintenant ces pleurs à mon amour.
            Don Sanche m'a perdue en prenant ma défense,
            Et du bras qui me perd je suis la récompense !
1735    Sire, si la pitié peut émouvoir un roi,
            De grâce, révoquez une si dure loi ;
            Pour prix d'une victoire où je perds ce que j'aime,
            Je lui laisse mon bien ; qu'il me laisse à moi-même ;
            Qu' en un cloître sacré, je pleure incessamment,
1740    Jusqu'au dernier soupir, mon père et mon amant.

DON DIÈGUE
            Enfin elle aime, Sire, et ne croit plus un crime
            D'avouer par sa bouche un amour légitime.

DON FERNAND
            Chimène, sors d'erreur, ton amant n'est pas mort,
            Et don Sanche vaincu t'a fait un faux rapport.

DON SANCHE
1745    Sire, un peu trop d'ardeur, malgré moi l'a déçue :
            Je venais du combat lui raconter l'issue.
            Ce généreux guerrier, dont son cœur est charmé,
            « Ne crains rien, m'a-t-il dit, quand il m'a désarmé :
            Je laisserais plutôt la victoire incertaine,
1750    Que de répandre un sang hasardé pour Chimène ;
            Mais puisque mon devoir m'appelle auprès du Roi,
            Va de notre combat l'entretenir pour moi,
            De la part de Rodrigue lui porter ton épée. »
            Sire, j'y suis venu : cet objet l'a trompée ;
1755    Elle m'a cru vainqueur, me voyant de retour,
            Et soudain sa colère a trahi son amour
            Avec tant de transport et tant d'impatience,
            Que je n'ai pu gagner un moment d'audience.
            Pour moi, bien que vaincu, je me répute heureux ;
1760    Et malgré l'intérêt de mon cœur amoureux,
            Perdant infiniment, j'aime encore ma défaite,
            Qui fait le beau succès d'une amour si parfaite.

DON FERNAND
            Ma fille, il ne faut pas rougir d'un si beau feu,
            Ni chercher les moyens d'en faire un désaveu ;

1765    Une louable honte en vain t'en sollicite ;
            Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ;
            Ton père est satisfait, et c'était le venger
            Que mettre tant de fois ton Rodrigue en danger.
            Tu vois comme le ciel autrement en dispose.
1770    Ayant tant fait pour lui, fais pour toi quelque chose,
            Et ne sois pas rebelle à mon commandement,
            Qui te donne un époux aimé si chèrement.

 

SCÈNE VII - DON FERNAND, DON DIÈGUE, DON ARIAS, DON RODRIGUE, DON SANCHE, L'INFANTE, CHIMÈNE, LÉONOR, ELVIRE


L'INFANTE
            Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
            Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

DON RODRIGUE
1775    Sire, ne vous offensez pas, si devant vous
            Un respect amoureux me jette à ses genoux.
            De ma victoire je ne demande pas le fruit
            Je viens tout de nouveau lui apporter ma vie,
            Madame ; mon amour n'emploiera pas pour moi
1780    Ni la loi du combat, ni le vouloir du Roi.
            Si tout ce qui s'est fait est trop peu pour un père,
            Dites par quels moyens vous faut-il satisfaire ?
            Faut-il combattre encore mille et mille rivaux,
            Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
1785    Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
            Des héros fabuleux passer la renommée ?
            Si mon crime par là se peut enfin laver,
            J'ose tout entreprendre, je peux tout achever :
            Mais si ce fier honneur, toujours inexorable,
1790    Ne se peut apaiser sans la mort du coupable,
            N'armez plus contre moi le pouvoir des humains :
            Ma vie est à vos pieds, vengez-vous de vos mains ;
            Vos mains seules ont droit de vaincre un invincible ;
            Prenez une vengeance à tout autre impossible ;
1795    Mais du moins que ma mort suffise à me punir.
            Ne me bannissez pas de votre souvenir ;
            Et, puisque mon trépas conserve votre gloire,
            Pour vous en revancher conservez ma mémoire,
            Et dites vous quelquefois, en déplorant mon sort :
1800    « S'il ne m'avait aimée, jamais, il serait mort.»

CHIMÈNE
            Relève-toi, Rodrigue. Il faut l'avouer, Sire,
            Je vous en ai trop dit pour m'en vouloir dédire.
            Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr :
            Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
1805    Mais, à quoi que déjà vous m'ayez condamnée,
            Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
            Et quand de mon devoir vous voulez cet effort,
            Toute votre justice en est-elle d'accord ?
            Si Rodrigue à l'État devient si nécessaire,
1810    De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire,
            Et me livrer moi-même au reproche éternel
            D'avoir trahit lâchement, l’honneur paternel ?

DON FERNAND
            Le temps assez souvent a rendu légitime
            Ce qui semblait d'abord ne se pouvoir sans crime.
1815    Rodrigue t'a gagnée, et tu dois être à lui.               
            Mais, quoique sa valeur t'ait conquise aujourd'hui,
            Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire
            Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
            Cette union différée ne rompt pas une loi
1820    Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
            Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
            Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
            Après avoir vaincu l’assaillant sur nos bords,
            Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
1825    Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre,
            Commander mon armée et ravager leur terre.
            À ce nom seul de Cid ils trembleront d'effroi ;
            Ils t'ont nommé seigneur, et te voudront pour roi.
            Mais parmi tes hauts faits sois-lui toujours fidèle ;
1830    Reviens-en, s'il se peut, encore plus digne d'elle ;
            Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser,
            Qu'il lui soit glorieux alors de t'épouser.

DON RODRIGUE
            Pour posséder Chimène, et pour votre service,
            Que peut-on m'ordonner que mon bras n'accomplisse ?
1835    Quoi qu'absent de ses yeux il me faille endurer,
            Sire, ce m'est trop d'heur de pouvoir espérer.

DON FERNAND
            Espère en ton courage, et fait qu’il te mène;
            Car possédant déjà le cœur de Chimène,
            Pour vaincre un point d'honneur qui combat contre toi,
1840    Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.

                       

Fin

Pierre  CORNEILLE

              ( Rouen, Mardi 6 juin 1606 – Paris, Dimanche 1er octobre 1684 )

 

                                 

                                                               À Laetitia CASTA ,

 

                              Voici la nouvelle fin que je Vous propose,  je reste cependant attentif à toutes vos remarques ou corrections.

 

 

1805           Mais puisque sa vie à vos yeux est si chère

1806          Conservez la pour vous, elle peut vous satisfaire

1807           Car si  Rodrigue à l État devient si nécessaire

1808          Et comme, jamais plus je ne verrai mon père

1809           Je ne demande rien car que puis-je espérer ?

1810          Vivre ce qui me reste prés de son meurtrier.

1811          Rodrigue, Adieu, c’est bien là ce qu’il nous faut dire

1812          Saches combien je t’estime et que mon seul désir

1813          Est pleurer mon malheur et te rester fidèle

1814           Puisque tu dois te battre, guerroyer le Rebel

1815           Avec ce noble sang dont sont remplies tes veines

1816          Risquer à tout instant et ta vie, et la mienne.

1817            Car Sire, devant vous tous, je vous fais le  serment

1818             De ne pas vivre une heure à mon défunt amant 

 

                                DON FERNAND (à Don Rodrigue )

       

1819            Après avoir vaincu l'assaillant sur nos bords

1820            Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,

1821              Va jusqu'en leur pays leur reporter la guerre,

1822             Commander à mes troupes et ravager leur terre.

1823              À ce nom seul de Cid ils trembleront d'effroi

1824             Ils t'ont nommé seigneur, et te voudront pour roi

 

                               DON RODRIGUE (à Chimène puis au Roi )

 

1825            Madame, puisque nos vies sont maintenant liées

1826            Par une mort glorieuse où je les vais menées

1827             Sire, avant  de combattre . Pouvez vous nous unir ?    

1828             Car je veux par mon nom que je vais lui offrir

1829            Rendre à Chimène, l'honneur que je lui ai perdu,

1830             Lui témoigner l'hommage qu’on doit à sa vertu.

                                     

                                DON FERNAND

    

1831             Don Sanche, notez immédiatement cette missive

1832             Voici ma décision ferme et définitive

1833              Chimène, malgré ce grand malheur qui t'accable

1834              Tu viens d’épouser, un homme inestimable

1835            Comme jamais rien n’éteindra cette flamme

1836             Considérez-vous dès l'instant comme Mari et Femme

1837            Pour le reste de vos vies et pour l'éternité

1838              Faites dans tout le royaume  publier mon décret.

                                       ( silence   )

1839             Rodrigue l’armée est prête et déjà elle t'attend

1840              Quelques minutes doivent, tu le peux à présent

1841              Suffire, pour embrasser et contempler ta femme

1842             Conserver son visage au plus fond de ton âme

1843            Car en t'épousant elle t'a aussi pardonné

1844              Mais saches le bien, jamais, vous ne vous reverrez 

                           

                                                (A la cour)

 

     1845       Laissez les seuls, car c’est le jour de leur union

       1846       Mais ce jour est aussi dernier qu'ils auront.

 

                   (Tout le monde se retire puis le roi également se retire

                   Chimène et Rodrigue se regardent sans dire un mot

                   face à face  en se tenant par les mains …)

 

Le rideau tombe

 

                    

 

Fin

 

 

                                                                              Julien Laurent JACOB

                                                          (Paris, Mardi 20 Février 1968 -

 

http://www.lecid.fr

 

julienlaurentjacob@gmail.com